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preux bardés de fer, qui, les yeux tournés vers l’avenir, s’écrie : « Ridicules et inutiles meurtres de la guerre ! »

Ce n’est pas le seul point par lequel il sera intéressant de comparer les puissantes et poétiques ébauches de M. de Chateaubriand sur l’empire à l’ouvrage dans lequel M. Thiers a déployé toutes les grandes qualités de son esprit : science, bon sens, vivacité, lucidité, simplicité, qualités d’autant plus admirables, qu’elles deviennent de plus en plus rares. Les deux écrivains se rencontreront parfois dans l’expression différente des mêmes idées. Ainsi, le beau portrait, le portrait définitif de Napoléon, celui que M. de Chateaubriand a tracé après Sainte-Hélène, dans un moment où le peintre, dégagé de tout esprit de parti, affranchi de toute animosité personnelle, réconcilié avec son glorieux modèle par l’attrait du malheur, qui fut toujours si grand sur lui, pensait avant tout à être juste, à être vrai, à écrire, non pour le jour, mais pour le temps ; ce portrait n’est guère que le développement ingénieux, brillant, grandiose, éloquent, de l’opinion que M. Thiers formule ainsi dans son histoire : « Chacun se demandera comment on pouvait déployer tant de prudence dans la guérite, si peu dans la politique ; et la réponse sera facile : c’est que Napoléon fit la guerre avec son génie, la politique avec ses passions. »

Cependant, si M. Thiers fait très bien sentir comment les passions de Napoléon compromettaient souvent sa politique, ce qui jusqu’ici du moins manque dans l’ouvrage de l’éminent historien, c’est le tableau du funeste effet moral et social produit par la passion qui, chez Napoléon, dominait toutes les autres : le goût de l’arbitraire, la passion du pouvoir absolu avec ses accompagnemens obligés, le dédain du droit, l’incrédulité pour toute idée généreuse, l’indifférence pour la dignité d’autrui, le mépris des hommes, et ce caractère qui pouvait s’élever et s’élevait souvent jusqu’à la clémence, jusqu’au pardon, mais qui n’admit jamais la sincérité d’une contradiction loyale, le respect d’une résistance consciencieuse. Il y a dans les Souvenirs du général Mathieu Dumas, que nous citions tout à l’heure, une page qui nous semble rendre parfaitement ce côté dur, aride et sceptique de la nature napoléonienne. Nous sommes dans l’île de Lobau, au début même de la bataille de Wagram. Napoléon vient de serrer dans ses bras le maréchal Lannes, brisé par un boulet, en s’écriant : « Voilà donc comme tout finit ! » et il est occupé à diriger sa bataille. Le général Dumas arrive pour lui rendre compte du passage de divers corps et de l’approche de l’armée d’Italie. « Fort bien, lui dit l’empereur, nous sommes en mesure ; » et il se mit, dit le général, à se promener sur le gazon, les mains derrière le dos, en me faisant diverses questions ; puis, changeant tout à coup de sujet, il me dit : «Général Dumas, vous étiez de ces imbéciles qui croyaient à la liberté ? — Oui, sire, j’étais et je suis encore de ceux-là.