Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/704

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Et vous avez travaillé à la révolution comme les autres, par ambition ? — Non, sire, et j’aurais bien mal calculé, car je suis précisément au même point où j’étais en 1790. — Vous ne vous êtes pas bien rendu compte de vos motifs ; vous ne pouvez pas être différent des autres : l’intérêt personnel est toujours là. Tenez, voyez Masséna : il a acquis assez de gloire et d’honneurs ; il n’est pas content : il veut être prince, comme Murat et Bernadotte. Il se fera tuer demain pour être prince ; c’est le mobile des Français : la nation est essentiellement ambitieuse et conquérante. »

Cette conversation au bruit du canon, au milieu des horreurs d’une bataille, a bien son prix, et l’on conçoit que les opinions philosophiques de Napoléon, réagissant d’abord autour de lui et se répandant ensuite dans tous les rangs de la hiérarchie politique et administrative, aient produit un régime social tellement contraire au fond, malgré son éclat extérieur, à l’indépendance et à la dignité de l’homme, que la ruine de ce système de gouvernement a été accueillie sans regret, il faut bien le dire, parce que cela est vrai, a été accueillie sans regret, non-seulement par les ennemis de la France, mais par tout ce que la France et l’Europe comptaient d’esprits élevés et de cœurs généreux. Béranger, Lafayette et Carnot pleuraient en voyant entrer les Russes à Paris, mais Béranger, Lafayette et Carnot se réjouissaient, ils le déclarent eux-mêmes, de la chute du régime impérial.

Nous, hommes de la génération nouvelle, qui n’avons point vu ces temps d’oppression, d’étouffement systématique de toute pensée courageuse et libre, nous n’avons gardé souvenir que des malheurs de la patrie, et, au lieu de demander compte à Napoléon des désastres de la France, au lieu de lui dire ce qu’il disait à la république en la brisant : « Qu’avez-vous fait de cette France que je vous ai laissée si brillante ? » nous sommes tentés de l’admirer d’autant plus qu’il est tombé de plus haut ; mais nous oublions qu’il avait entraîné avec lui la patrie au bord de l’abîme, nous oublions que les hommes et les gouvernemens ne tombent que par leur faute et sont responsables de leur chute ; que ni la trahison ni l’étranger n’auraient suffi à renverser Napoléon, s’il ne s’était renversé lui-même en détruisant peu à peu tout ce qui faisait sa force. L’invasion ne renverse jamais les gouvernemens qui ont leur racine dans les affections des peuples, et, si la France eût voulu obstinément garder Napoléon, elle l’eût gardé, malgré l’étranger ; mais la France l’abandonna, parce qu’il avait fait peser sur elle un joug devenu intolérable, car il se faisait sentir en tout et partout. «Lorsqu’on vante le despotisme, dit avec raison Benjamin Constant, l’on croit toujours n’avoir de rapports qu’avec le despote, mais on en a d’inévitables avec tous les agens subalternes. Il ne s’agit plus d’attribuer à un seul homme des facultés distinguées et une équité à toute épreuve, il faut