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À travers la mauvaise humeur que lui cause quelque courbature perce le plus vif sentiment pittoresque.

« Dans le voyage que nous venons de terminer, nous avons rencontré une mauvaise saison : c’était au plus fort de l’été. Tu sens que, voyageant dans la plus grande chaleur du jour sous le soleil brûlant de Syrie, et surtout étant obligés de ne porter pour coiffure qu’un tarbouch ou bonnet grec, à cause du fanatisme des habitans contre les chapeaux, nous n’étions pas sans attraper force coups de soleil. Nos visages couleur d’écrevisse étaient impayables, et notre tournure… c’est à décrire ! Représente-toi quatre ou cinq figures de différentes couleurs, selon l’effet du soleil sur chaque carnation : l’un avait la peau rouge, puis à côté brune et encore noire. C’étaient les trois couches différentes, les restes, par place, du premier et du deuxième coup de soleil, tout cela se pelant comme l’écorce d’un jeune cerisier et s’enlevant de temps en temps par larges rouleaux ; l’autre avait sur le nez une immense vessie ou ampoule, et sur la figure autant d’autres petites, comme les enfans de la première. Pour moi, j’ai pelé au moins une demi-douzaine de fois. Nous voilà pourtant sur la route à dix heures, loin encore du lieu de la sieste, et tout cela parce que M. Hugel ne se leve jamais de bonne heure, chacun monté sur une mule immense, dessous lui tout son bagage et son matelas, cheminant gravement au milieu de la caravane, tantôt pestant contre la maudite mule qui ne veut plus avancer, tantôt, par un écart, roulant à terre, la tête la première, le bagage d’un côté, le matelas sur soi, sans avoir d’autre consolation que le rire de ses compagnons… Nous faisions comme cela douze ou treize lieues de France par jour, puis nous nous arrêtions dans un lieu habité ou sauvage, toujours à l’air ; on étendait son matelas, on faisait décharger les mules, le cuisinier allumait son feu. S’il n’était pas encore nuit, je parlais pour faire quelques croquis de mon côté, le naturaliste, du sien, chargeait son havresac, prenait son bâton et allait à la recherche… Au lieu de la halte, sur un tas de bagages mêlés de casseroles, de matelas, de bais d’ânes, était juché le baron écrivant ; puis, autour de lui, il y avait les deux ou trois cents Arabes de la caravane, occupés à le regarder. Alors, quand je revenais avec mon carton sur le dos, le naturaliste avec son chapeau hérissé d’insectes et de lézards, et tout autour du cou un immense serpent, nous trouvions la table mise sur une natte avec des matelas pour sièges, comme dans les festins antiques ; au milieu, un immense plat de pilau ; puis des poulets bouillis et des terrines de lait aigre pour compléter notre repas ; quelquefois, surtout dans les derniers jours, de très beaux raisins de la couleur la plus agréablement dorée que l’on puisse voir. Là-dessus, nous étendions de nouveau nos matelas, nous établissions une sentinelle, nous nous roulions dans nos manteaux, et je t’assure qu’hormis