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jusqu’à présent, dépendant, dans ses moindres mouvemens, de la volonté d’un autre, ne connaissant de la société que l’exploitation à laquelle il appartient, de la justice que l’humeur de son maître, de la loi que les règlemens disciplinaires auxquels il est soumis, de la souveraineté que la puissance dominicale, est-ce que cette vie serait une préparation favorable à la vie politique ? Nous sommes vraiment honteux de poser une pareille question, mais n’est-on pas forcément conduit à le faire ?

Nous craignons que ce ne soit là un grand acte de témérité, et qu’on n’ait bénévolement ajouté au problème déjà si compliqué d’une transformation sociale une véritable révolution politique. C’est trop de moitié. Songeons que, par l’effet de cette admission des noirs aux droits civiques, on renverse l’édifice actuel, et que ceux qui commandaient naguère vont à leur tour subir la loi. Si on compare les chiffres des deux classes de la population coloniale, on ne peut douter de ce résultat. On compte :

A la Guadeloupe, trois esclaves pour un homme libre ;

A la Martinique, deux esclaves pour un libre ;

A la Guyane, un peu plus de trois esclaves pour un libre ;

A la Réunion, près de deux esclaves pour un libre.

Il faut donc s’attendre à voir passer l’administration des colonies tout entière dans les mains des nouveaux affranchis. Conseils municipaux, conseils généraux, représentation politique, tout sera envahi par eux. Il serait insensé de penser qu’ils auront la générosité et la sagesse de laisser l’autorité publique à ceux dont ils étaient naguère les captifs. Ils ne sont pas assez éclairés pour distinguer la liberté du pouvoir ; dans leur enivrement, ils tiendront à jouir de l’un et de l’autre pour croire à leur complet affranchissement. Ils y seront d’ailleurs poussés par les hommes de couleur. Cette classe intermédiaire souffre depuis long-temps des préjugés coloniaux ; elle a été tenue systématiquement à l’écart de toute participation aux affaires publiques ; ardente et passionnée, elle voudra s’emparer de l’esprit des nouveaux libres et s’en servir pour exercer à son tour contre les blancs un ostracisme impitoyable. Ce sera pour elle une juste revanche des dédains qu’elle a subis. Déjà ce revirement politique se manifeste. Il est malheureusement favorisé par les commissaires-généraux qui ont été envoyés à la Martinique et à la Guadeloupe. Ces hauts fonctionnaires ont composé leurs conseils de mulâtres ; les maires et les adjoints sont presque tous pris dans cette classe, et les candidats pour la représentation nationale les plus sûrs d’être élus sont également des hommes de couleur.

Ces réflexions s’appliquent aussi à l’établissement des jurys cantonaux, qui font partie du plan adopté par le gouvernement[1]. Il est

  1. Décret qui institue des jurys cantonaux dans les colonies, 27 avril 1848.