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à l’autorité raisonnable. Quand la perpétuité de ces alternatives est enfin claire et patente pour une nation, quand elle les subit sans se dissimuler qu’elle doit probablement les subir encore, quand, en un mot, cette froide expérience est acquise et consommée, la nation qui en est là se sent à la fin pénétrée d’une certaine fatigue dont elle ne se relève pas. Il se glisse dans son être une certaine indifférence qui l’empêche de se trouver bien vive à rien, et qui lui permet assez volontiers de se résigner à tout, pourvu que ce ne soit pas absolument l’insupportable. Elle n’aime plus beaucoup, elle n’admire plus long-temps ; elle ne s’ennuie ni ne s’attriste tout-à-fait, mais le charme s’en va d’auprès d’elle : son existence lui est un spectacle auquel elle assiste plutôt qu’elle n’y joue. L’activité n’est plus chez elle qu’à la surface ; il y a grande chance que le fond soit inerte et morne. Nous voudrions être convaincus que la France est encore très loin de ce terrible désabusement, et que ces paroles, que nous écrivons comme malgré nous, n’ont d’écho dans la conscience de personne.

Voyez, en effet, si nous ne renouvelons pas avec une fidélité trop scrupuleuse les inévitables péripéties du drame accoutumé. Il n’y a guère plus de deux mois, nous étions débordés par ces libertés singulières qui constituaient un privilège brutal à l’usage des minorités violentes. Chacun avait le droit de s’en aller au conciliabule de son carrefour, un pistolet sous sa blouse, crier à pleine gorge que le gouvernement trahissait la patrie. Chacun avait le droit d’afficher sur le mur de son voisin que son voisin l’honnête homme buvait la sueur et le sang du peuple, d’écrire cela sur tous les tons dans des feuilles ordurières qui couraient les rues, comme du poison dans les ruisseaux. Il était admis que nos institutions régénérées ne s’inquiéteraient point des bruyantes fureurs qui se démenaient à leur ombre, et cette sorte d’excès n’avait rien en soi, pensait-on, qui dût incommoder le robuste tempérament de la jeune république. Les cruelles batailles de juin ont trop montré combien on se trompait. On a donc essayé de revenir à la règle ; on a fait des lois sur les clubs et des lois sur la presse. Nous avons été les premiers à nous réjouir de sentir enfin quelque part autour de nous des limites légales. Il n’en est pas que nous n’acceptions, du moment où elles sont déterminées et fixes, parce qu’il n’en est pas qui puissent nous empêcher de tout dire, selon la convenance, selon l’habituelle modération qui nous plaît. Nous sommes des observateurs désintéressés dont la prétention a toujours été d’être impartiaux et polis. Le grand fond de notre humeur, ce n’est ni l’envie, ni la colère ; c’est la tristesse, dont nous ne réussissons pas à nous défendre en face des événemens. Il n’y aurait donc qu’une loi qui nous gênât beaucoup, ce serait celle qui nous ordonnerait d’être heureux et contens. Celle-là, sans doute, on n’ira pas encore jusqu’à la demander, mais voudrait-on par hasard l’appliquer avant même qu’elle existe ? car, en somme, que se passe-t-il ? et n’est-il pas bien vrai que, dans le va-et-vient de nos esprits, nous n’échappons jamais au cauchemar de la liberté sans subir aussitôt après l’absolue fascination du pouvoir ?

Le pouvoir a maintenant, contre la presse, des armes autorisées dont l’emploi ne saurait en rien le compromettre : il les dédaigne pour recourir à des rigueurs dont la responsabilité lui appartient tout entière, comme s’il portait déjà trop légèrement le fardeau de son omnipotence. Ainsi la mesure nous fait toujours défaut, et, si peu que nous ayons la force en main, nous ne consultons plus qu’elle.