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et le plus clair de sa réponse, quant au fait particulier, ce fut qu’il avait bien fallu jeter quelque part le trop plein de la révolution, qui lui pesait sur les bras dans la capitale. Tant pis pour les départemens ! il leur allait bien de se prélasser dans leurs loisirs ! — Tout cela se disait avec une amertume tantôt véhémente et tantôt contenue, qui présageait une explosion formidable, si la bataille répondait à l’escarmouche. M. Ledru-Rollin avait la narine frémissante et la poitrine gonflée ; la montagne serrait les poings, et peu s’en manqua qu’elle ne tombât les poings fermés sur la plaine. Elle cria du moins assez pour ôter la parole à M. Creton. M. Ledru-Rollin eut ainsi le dernier.

Vint donc, l’autre vendredi, cette discussion si redoutée, cette discussion solennelle de l’enquête, qui a duré seize heures et pris toute une nuit. On s’était si fort effrayé de la violence dont on serait possédé, que tout le monde se sentit en veine d’humeur pacifique par peur d’être trop colère. M. Marrast, en recommandant la modération à l’ouverture de la séance, ne prêchait que des convertis. Les trois représentans auxquels le rapport faisait une position particulière se défendirent avec plus ou moins de bonheur, mais avec une convenance à peu près égale. La commission d’enquête, serrée de très près par les plaidoyers qu’on opposait à ses conclusions, ne releva rien et garda le silence, quoi qu’il pût lui en coûter. Elle savait sans doute le dénoûment judiciaire que le pouvoir exécutif préparait à côté de ses investigations politiques ; et, si elle eût eu quelque satisfaction légitime à démontrer, séance tenante, l’exactitude ou la loyauté de ses recherches, elle n’avait pas le courage d’ajouter ainsi aux charges amassées sur des hommes que leur qualité de prévenus rendait maintenant justiciables d’une autre barre. Il est probable que cette communication faite à propos empêcha un conflit qui n’aurait pas laissé d’être vif, et substitua tout de suite à l’animation que l’on pouvait ressentir contre des adversaires le respect que l’on devait professer pour des accusés.

La montagne, à son tour, ne fut point outre mesure indisciplinable et emportée. Elle aurait eu cependant à dire. Le coup qui frappait ses deux amis les surprenait tellement à l’improviste, qu’il y avait bien quelque adresse à l’avoir ainsi porté ; il y avait aussi une rigueur singulière à tenir ouvertement si peu de compte de leurs explications nouvelles. La montagne, qui n’était pas obligée de plaider au fond, pouvait donc se retrancher sur la forme avec un certain acharnement ; il sembla toutefois qu’elle ne se battait guère que pour l’honneur. Savait-elle peut-être que M. Caussidière et M. Louis Blanc ne seraient pas surveillés de bien près, s’il leur plaisait d’échapper aux poursuites immédiates de la justice ? Savait-elle à l’avance que, sur l’invitation très spéciale et très intelligible de M. Marrast, la majorité de l’assemblée serait mise en demeure d’enlever M. Caussidière à la juridiction des conseils de guerre ? La séance a, de la sorte, été maintenue tout entière, par une fermeté prudente dont nous devons attribuer l’honneur au gouvernement, et pour bonne part, quoiqu’il soit aujourd’hui plus malaisé de le louer que de le critiquer dans la condition où il nous tient. Le général Cavaignac a pris nettement sur lui la responsabilité de l’exécution judiciaire ; il ne pouvait accepter ainsi les résultats de l’enquête dirigée par les magistrats sans s’associer à l’esprit de l’enquête dirigée dans le sein du parlement. C’est un courage dont nous lui savons gré ; mais qu’il n’essaie pas de le racheter par des compensations indignes de lui ; qu’il ne se croie pas obligé.