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amitié me ranime comme un talisman : elle me rend la force qui m’abandonne parfois. Je le sens, j’ai du penchant à la mélancolie ; comme un voyageur épuisé par une longue et pénible route perd courage en songeant qu’il n’est pas encore au bout de ses peines, de même je ne suis pas toujours maître de mes tristes pensers, quand je jette un coup d’œil sur le long chemin qui me reste à faire. Tes lettres sont pour moi ce que serait un bon gîte pour un voyageur ; aussi pense à la joie que me cause leur réception.

« Je dois te communiquer mes plans, mes études, et l’irrésolution pénible qui m’arrête sur l’art auquel je dois me vouer. Mes désirs me portent à la peinture ; mais ma raison me dit que j’ai beaucoup à faire avant de parvenir à une médiocre importance. Les études d’un peintre sont coûteuses : les modèles, nécessaires aux petits détails, épuisent la bourse. Pour la gravure, au contraire, il ne me manque qu’un peu d’exercice du burin, et je dessine assez bien pour pouvoir, en m’habituant un peu plus au maniement des outils, exécuter des planches qui passeront pour de bons ouvrages. D’un autre côté, je vois que je manie facilement le pinceau ; tous les portraits que j’ai faits ont été trouvés très ressemblans. M. Meuron lui-même m’en dit beaucoup de bien, quoiqu’il pense à peu près comme moi sur la détermination que j’ai à prendre. La vue de l’Italie me donnera, je l’espère, quelques pensées plus grandes et plus relevées. Nous nous rouillons ici, M. Meuron me le dit tous les jours. Il se plaint souvent d’être forcé de rester chez lui[1]. »

À son départ, dans les premiers mois de 1818 (il était alors âgé de vingt-quatre ans), il n’était pas mieux fixé sur son avenir, et, malgré l’opinion de David et les conseils de Gérard, il n’avait pas encore tout-à-fait renoncé à la gravure. L’étude des maîtres du burin, tels que Marc-Antoine dans l’école d’Italie ; Édelinck, Gérard Audran, Jean Pesne, Pierre Drevet, Nanteuil, dans l’école française ; Bolswert, J. Suyderhoef. Corneille Visscher, dans l’école flamande ; Albert Dürer, dans celle d’Allemagne, etc., lui révélait ce qu’il peut y avoir d’élevé dans la vocation de la gravure, dont les moyens si limités suffisent cependant à de si beaux effets. Ce n’était point tant à gagner de l’argent qu’il songeait qu’à s’élever dans l’échelle des arts, et il avait horreur de tout ce qui sent le métier. Il ne lui serait pas venu à la pensée, pour réaliser des gains plus rapides, comme le lui conseillait un graveur subalterne, d’adopter le genre mou du pointillé, impropre aux sujets sérieux. Plus tard, quand il se fut donné exclusivement à la peinture, se propagea la manière noire, ce genre marchand si fort pratiqué en Angleterre, où les graveurs luttent avec les peintres de célérité, de

  1. Maximilien de Meuron, de Neufchâtel, est un peintre de paysage très distingué qui produit de fort bons tableaux et dessine parfaitement au lavis et à la plume. C’est un homme vraiment digne du nom d’artiste.