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dégoûter. «Je ne puis peindre, disait-il, sans m’identifier avec mon sujet, et, quand j’ai achevé un de ces malheureux brigands, je me sens tellement épuisé et si mélancolique, que, si je continuais long-temps, je finirais par perdre la tête ou du moins par tomber malade sérieusement. » Il fit donc divorce avec ces peintures de bandits au moment où le prix en était doublé[1], et, à l’instar de l’habile peintre d’imitation Victor Schnetz, qui paraît avoir exercé une réelle influence sur la direction de son talent, il voulut poursuivre des succès plus élevés.

Sorti de cette grande école de David, qui, depuis, a fait tant de martyrs, mais qui, par la main du maître, a relevé l’art de la décadence où l’avaient plongé les saturnales d’une école de boudoir, il avait l’exemple de ceux qui luttaient à leur tour contre les tristes excès de leur propre école. Son bon sens lui faisait apprécier combien son organisation s’éloignait de celle des génies créateurs, et, à la nature même de ses succès, il comprit qu’il fallait s’en tenir à l’imitation simple et vraie de la grande nature qui l’entourait : partage, du reste, assez beau, si le peintre savait ne pas dépasser son but.

Un incident particulier de son début était venu, d’ailleurs, l’éclairer d’une manière complète et irrévocable sur la portée de son propre génie, et lui apprendre à renoncer à l’idéal de l’inspiration souveraine. Un amateur lui ayant demandé un tableau représentant Corinne improvisant au cap Misène, il avait accepté, mais l’œuvre n’aboutit point. Déjà la composition était agencée, déjà les auditeurs étaient peints, et la figure inspirée de Corinne, ainsi que celle d’Oswald, manquaient encore.

« Je ne sais comment je fais, écrivait-il à son ami Navez, il me semble que je m’occupe assidûment, et je ne fais presque rien quand je compare avec les autres. Je suis en travail sur mon tableau de Corinne. Je suis fâché de ne pas t’en avoir montré la composition ; mais, quand tu es parti, il était si dégoûtant, que je n’ai pas osé. Encore à présent, j’en suis tellement dégoûté, que je suis souvent tenté de crever la toile. » (24 novembre 1821.)

« Mon misérable tableau, dit-il au même le mois suivant, commence à me peser furieusement. Il pourra bien s’y trouver quelques bons détails, mais j’ai bien peur de m’être fourvoyé. J’ai choisi un effet trop difficile à rendre, et d’ailleurs je m’aperçois qu’une Corinne est trop élevée pour moi qui n’ai jamais fait que des brigands et des paysannes. Ma consolation, si j’en puis trouver une, c’est de voir que je ne m’aveugle pas trop sur ce que je fais, et que j’ai beaucoup plus étudié que si j’avais fait vingt petits tableaux. Schnetz, qui voit de temps en temps

  1. Robert demeura toujours désintéressé. « Tu aimes mieux l’argent, c’est naturel, tu es père de famille, écrivait-il à un de ses amis ; moi je désespère ma mère, ma sœur et mon frère même par le défaut tout contraire. Je compte cependant changer avec les années. » Il ne changea pas, et c’est ce dédain de l’argent qui a fait sa force.