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reconnus encore la belle jeune fille. Elle était penchée sur la pâle lande et s’occupait à creuser la terre avec une pioche. Je m’avançai lentement pour la regarder encore ; c’était à la fois une beauté et une épouvante.

La belle jeune fille qui se hâtait chantait un refrain bizarre : « Pioche, pioche au fer large et tranchant, creuse une fosse large et profonde. »

Je m’approchai d’elle et je lui dis tout bas : « Apprends-moi donc, ô belle douce jeune fille, ce que veut dire cette fosse ? » Elle me répondit bien vite : « Sois tranquille, je creuse ta tombe. » Et comme la belle jeune fille parlait ainsi, je vis s’ouvrir la fosse toute béante.

Et comme je regardais dans l’ouverture, un frisson de terreur me prit, et je me sentis poussé dans l’épaisse nuit du tombeau.


Comme tous les grands poètes, Heine a toujours la nature présente. Dans sa rêverie la plus abstraite, sa passion la plus abîmée en elle-même ou sa mélancolie la plus désespérée, une image, une épithète formant tableau, vous rappellent le ciel bleu, le feuillage vert, les fleurs épanouies, les parfums qui s’évaporent, l’oiseau qui s’envole, l’eau qui bruit, ce changeant et mobile paysage qui vous entoure sans cesse, éternelle décoration du drame humain. — Cet amour ainsi exhalé au milieu des formes, des couleurs et des sons, vivant de la vie générale, malgré l’égoïsme naturel à la passion, emprunte à l’imagination panthéiste du poète une grandeur facile et simple qu’on ne rencontre pas ordinairement chez les rimeurs élégiaques. — Le sujet devient immense ; c’est, comme dans l’Intermezzo, la souffrance de l’âme aimant le corps, d’un esprit vivant lié à un charmant cadavre : ingénieux supplice renouvelé de l’Enéide ; — c’est Cupidon ayant pour Psyché une bourgeoise de Paris ou de Cologne. Et cependant, qu’elle est adorablement vraie ! Comme on la hait et comme on l’aime, cette bonne fille si mauvaise, cet être si charmant et si perfide, si femme de la tête aux pieds ! « Le monde dit que tu n’as pas un bon caractère, s’écrie tristement le poète, mais tes baisers en sont-ils moins doux ? » Qui ne voudrait souffrir ainsi ? Ne rien sentir, voilà le supplice : c’est vivre encore que de regarder couler son sang.

Ce qu’il y a de beau dans Henri Heine, c’est qu’il ne se fait pas illusion ; il accepte la femme telle qu’elle est, il l’aime malgré ses défauts et surtout à cause de ses défauts ; heureux ou malheureux, accepté ou refusé, il sait qu’il va souffrir et il ne recule pas ; — voyageant, à sa fantaisie, du monde biblique au monde païen, il lui donne parfois la croupe de lionne et les griffes d’airain des chimères. La femme est la chimère de l’homme, ou son démon, comme vous voudrez, — un monstre adorable, mais un monstre ; aussi règne-t-il dans toutes ces jolies strophes une terreur secrète. Les roses sentent trop bon, le gazon est trop frais, le rossignol trop harmonieux ! — Tout cela est fatal ; le parfum asphyxie, l’herbe fraîche recouvre une fosse, l’oiseau meurt avec sa dernière note... Hélas ! et lui, le poète inspiré, va-t-il aussi nous dire adieu ?


GERARD DE NERVAL.