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plusieurs lieues de longueur, où vous ne rencontrez d’autres êtres vivans que quelques moutons qui n’ont pas même de bergers. La plainte éternelle des vents, le long murmure des vagues et la hutte solitaire du paysan cachée sous les yeuses, ajoutent encore à ce caractère douloureux. Il semble impossible qu’un être humain habite sous ces morceaux de granit placés debout sans ciment, ou qu’il se contente de ces murailles de torchis surmontées d’un toit de paille, et qui n’ont pas coûté 10 shellings. Du côté de l’Océan, au sommet du promontoire, la silhouette d’un enfant qui garde une ou deux chèvres, et dont les membres nus sont à peine garantis par un mauvais morceau d’étoffe trouée, se dessine sur le bleu du ciel ; il chante quelque vieil air gaélique dont il ne sait pas les paroles, ou quelques paroles dont il ignore le sens. Depuis sa naissance, il n’a vu que les nuages qui passent dans le ciel, les lueurs errantes sur le marécage et les rêves superstitieux que sa mère lui a répétés. Tout ce qu’il connaît de la civilisation, c’est qu’il y a là-bas une petite chapelle, et plus loin, entre deux murailles de rochers à pic, une cabane couverte de chaume adossée au granit, et dont l’enseigne se balance sous l’orage : c’est une chebine ou auberge qui n’est guère visitée que par les contrebandiers, et dont l’unique chambre est à la fois cuisine et salon, salle à manger et chambre à coucher. On s’y réunit pour maudire les Saxons et chercher le moyen de les battre. Souvent une galerie souterraine pratiquée dans les flancs du roc sert de réceptacle à des barriques d’eau-de-vie, à des ballots de dentelle, à des fusils et à de la poudre que l’on vend dans l’intérieur, ou qui alimentent les insurrections périodiques du pays. La maîtresse du lieu, Irlandaise de race pure, se laisserait tuer plutôt que de trahir ses complices, matelots et pirates, maquignons et repris de justice, unis par un lien commun, la haine de l’Anglais.

L’Irlandais vaut son pesant d’or,
Et le Saxon n’est bon qu’à pendre !


Ce refrain, rédigé depuis des siècles en deux vers gaéliques et chanté en chœur dans la chebine par les buveurs de whiskey, n’a pas cessé de retentir d’un bout de l’Irlande à l’autre. Vous l’entendez dans les rues de Dublin et au milieu des bogs qui couvrent les parties centrales de l’île : c’est le résumé complet du sentiment national, la pensée indélébile de l’Irlande et tout son code politique.

Si vous faites quelques lieues de plus et qu’il vous soit permis d’entrer dans ce château féodal, reconnaissable à ses deux tours carrées et crénelées que rejoignait autrefois une muraille maintenant détruite, vous y trouvez exactement les mêmes mœurs : même animosité, même étourderie, même fureur impuissante contre l’étranger et le Saxon. Toutes les misères morales et matérielles s’y montrent sur une plus grande échelle. Manoir délabré, ferme dilapidée et forteresse en ruine,