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terrains marécageux et incultes, dont l’aspect, plus triste et plus sombre, n’est pas moins sauvage. Plus loin encore, de vastes domaines sont semés de tanières qui renferment une population innombrable de bêtes à figure humaine et à deux pieds, presque nues, toujours placées entre l’ivresse et la faim, entre le sommeil de la brute et le combat sanguinaire. Dublin, celle des capitales de toute l’Europe que l’on visite le moins, n’a pas un caractère moins étrange. Des équipages aussi splendides et aussi élégans que ceux de Londres et de Vienne circulent dans les rues, et des quartiers tout entiers sont remplis de cette population affamée dont j’ai parlé tout à l’heure. Il y a des caves peuplées de gueux et de mendians plus pittoresques que ceux dont la cour des Miracles se remplissait autrefois. C’est là que les moteurs de troubles vont recruter leurs soldats, et que, pour 1 ou 2 shellings, on enrégimente des bataillons formidables. Les jours ou plutôt les nuits de grande assemblée, quand il s’agit d’élire un chef d’émeute ou de faire marcher ces troupes de désordre, on suspend devant le repaire un transparent qui représente une demi-lune et que l’on éclaire de l’intérieur : ce signe vénéré défend aux profanes l’accès de la taverne. Cependant les bals du château, les séances des clubs, les courses de chevaux, les paris extravagans continuent ; les intrigues et les conspirations politiques ne cessent pas, et le bonheur de l’une des races les plus intéressantes qui soient au monde se perd dans ce dédale de luxe et de misère.

Je ne suis pas de ceux qui prennent parti pour les oppresseurs ; le droit du plus fort n’est que le droit de Caïn, et je n’admets pas davantage le droit de la ruse. L’Angleterre, depuis le règne d’Élisabeth, s’est conduite avec l’Irlande comme une maîtresse égoïste et une fanatique ennemie. Dieu la punit. Il faut qu’elle supporte maintenant la plaie qu’elle a envenimée de ses mains. Elle a d’abord méprisé l’Irlande comme sauvage, et, en effet, les tribus australasiennes le sont moins aujourd’hui que l’Irlande du XIVe siècle. Au commence gent du XVIIe, quand l’envoyé de l’un des petits rois d’Érin se présenta devant Jacques Ier couvert d’un drap de laine pour costume de cérémonie, les prières des chambellans ne purent l’engager à dormir dans un lit. Il se coucha sur les cendres mêmes du foyer, dans la cheminée. Ce mépris s’aggrava de haine à l’époque de Cromwell, quand les sauvages catholiques d’Irlande refusèrent d’abdiquer leur foi et se battirent à outrance contre les hérétiques leurs maîtres. De 1620 à 1830, le calvinisme le plus intolérant a été, on le sait, le pivot de la politique anglaise, et les iniquités de la Grande-Bretagne envers l’île voisine furent les crimes d’une haine religieuse et d’une intolérance calviniste plutôt que ceux d’un pouvoir oppressif. Aujourd’hui même les philosophes protestans ne s’étonnent pas quand on entasse sur des vaisseaux mal gréés, qui font voile pour l’autre monde, des milliers de malheureux