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En résumé, il se dégoûta tout-à-fait de ce sujet complexe, et, après une lutte laborieuse de plusieurs mois, il renonça à la scène de carnaval, soit qu’il vit dans ce thème, qui tient un peu du burlesque, trop d’opposition avec la nature austère de son talent, soit que la gaieté dont la scène devait s’animer contrariât trop les dispositions moroses de son esprit. Il gratta donc encore les enfans et le reste des masques, ne conserva que les fonds avec les pêcheurs et quelques détails de marine, et se mit en quête d’un sujet nouveau.

Venise, le vaste cimetière aux tombes flottantes ; Venise, la cité du silence où la voix du gondolier chantant les vers du Tasse s’est tue depuis si long-temps, lui avait tout d’abord apparu morne et stérile pour la peinture, en dépit des résurrections du carnaval ; mais elle ne tarda pas à le captiver par ses aspects pittoresques, quand il l’eut mieux connue. La place Saint-Marc, c’est la vie au sein de la nécropole ; le quai des Esclavons, c’est un immense atelier de modèles de tous les peuples ; le grand canal, c’est une des merveilles du monde. Aussi, quelques mois après, Léopold s’écriait-il : « On croit qu’il n’y a pas de pittoresque ici ; on est dans l’erreur, probablement parce qu’en général les étrangers visitent les villes sans voir les campagnes et sans faire des recherches un peu scrupuleuses. Toutes les grandes villes se ressemblent plus ou moins ; mais on peut essayer de faire quelque chose à Venise ; seulement il ne faut pas voir la nature bêtement, comme nous disait M. David, il faut savoir trouver le beau[1]. »

« A Chioggia, les hommes sont superbes, et tout aussi pittoresques, si ce n’est plus, que ceux de Naples. Ce qu’il y a d’intéressant ici est la quantité de costumes. Je vais quelquefois au café Turc (aux arcades Saint-Marc) ; j’y ai vu, ce soir, deux Orientaux admirables. C’est autre chose que nos brigands de Sonnino, et je suis sûr qu’en restant dans le pays, on ferait des choses d’un caractère bien plus large, d’un plus beau style, plus riches de couleur et plus originales en tout. Je me rappelle à merveille l’exposition de Paris. Eh bien ! je trouve qu’il n’y avait aucun tableau turc ou grec un peu vrai, sans en excepter ceux du plus fameux, qui sont des caricatures[2]. » « Ce peintre-là, fin coloriste et fort, est trop possédé du sentiment grotesque : peint-il des chiens, ce sont des bassets à jambes torses ; des scènes familières, ce sont des singes qu’il affuble en hommes. Et puis il fait de la peinture en relief. De lui, c’est charmant ; mais vont venir les imitateurs, toujours exagérés, qui maçonneront sur la toile et la chargeront de truellées de couleur[3]. »

« J’ai presque l’intention de faire un petit voyage en Istrie et en Dalmatie,

  1. Lettre à M. Marcotte, 8 avril 1831.
  2. Lettre à V. Schnetz, 20 mars 1832.
  3. Mot de Robert durant une promenade au Salon de 1831.