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circonscrits dans des limites d’où ils ne peuvent sortir. Ils forment, pour cette raison, bien plus un corps à part que dans nos pays, où ils sont libres d’habiter où bon leur semble. De là ce caractère extrêmement marqué qu’ils conservent. J’ai admiré des têtes superbes qui pourraient servir, avec beaucoup de succès, pour peindre des physionomies d’un grand cachet. Je voyais des grands sacrificateurs, des prophètes, des Joseph, et, parmi les femmes, des Judith, des Rébecca, même des Vierges. Je vous avouerai qu’en faisant ces observations, je ne pouvais m’empêcher de trouver l’immortel Raphaël bien au-dessous de la nature, et il me semble qu’avec son sentiment sublime, il aurait frappé bien plus fort, s’il eût donné à tous ses sujets juifs tout le caractère qu’offre la nature. Il est vrai peut-être qu’il n’a pas eu l’occasion de voir, en son temps, comme dans le nôtre, des réunions entières de ce peuple singulier, qui, malgré sa dispersion, n’en conserve pas moins un type si frappant et qui donne matière à tant de réflexions. Je n’oserais communiquer à personne autre que vous ces remarques qui pourraient paraître présomptueuses ; mais, comme je vous le disais tout à l’heure, je ne peux m’empêcher de trouver les œuvres du Créateur bien autrement sublimes que toutes les représentations que les créatures les plus heureusement douées ont pu faire[1]. »

C’est dans ce quartier juif qu’il conçut la première idée de sa Sainte Famille en Égypte, tableau qu’il n’exécuta que plus tard. Pour le moment, il ne voulait point sortir de Chioggia, ni se distraire du sujet de son tableau des Saisons. Il appréciait surtout pour sa peinture le caractère de ces cabans vénitiens dont les hardis navigateurs des lagunes s’enveloppent, l’hiver, pour leurs expéditions lointaines. Il croyait aussi pouvoir plaire par le costume des femmes, laine modeste aux immenses dessins des plus vives couleurs et qui rappelle, non la sévérité de l’antique, mais les riches damas des siècles passés. Lui, dont le cœur était si facile à toucher, ne pouvait contempler d’ailleurs, sans se sentir ému, ces populations laborieuses, livrées à tous les périls des plus pénibles voyages, et conservant encore des traces nombreuses de leurs anciens rapports avec les Orientaux. A leur vue, il se souvenait des croisades, et leurs départs journaliers le faisaient penser aux expéditions pour la Terre-Sainte. En conséquence, il s’arrêta définitivement au sujet du Départ des pêcheurs de l’Adriatique pour la pêche au long cours, et celles des figures que l’impitoyable grattoir avait respectées durent entrer dans la composition nouvelle.


IV

Voilà donc Robert à l’œuvre, et résolument ; mais presque aussitôt

  1. Lettre à MM. Marcotte. Venise, 14 septembre 1832.