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différens objets à transporter. D’autres figures seront également occupées. Ceux qui ne connaissent pas les dangers et la longueur de ces voyages trouveront peut-être que j’ai voulu introduire un peu par force du sentiment dans mon sujet. On changera d’avis quand on saura combien les accidens sont fréquens, et que les absences sont de six mois, d’un an et quelquefois davantage. Ces braves gens vont jusqu’en Chypre et sur les côtes d’Égypte et d’Afrique. Comme les femmes se rassemblent sur le seuil de leurs portes quand les embarcations vont partir, j’ai placé sur la gauche du tableau une vieille bisaïeule assise sur la première marche. Elle vient de filer : son fuseau est rempli. Elle se repose, et ses traits annoncent que les événemens de la vie ne la touchent plus bien vivement. Mais près d’elle une jeune femme plus émue pense aux dangers auxquels un époux qu’elle aime va être exposé. Ses regards se tournent vers lui, tout en tenant un jeune enfant dans ses bras. Une femme plus âgée ne laisse pas son travail : elle est accoutumée aux départs. Tel est à peu près le premier plan de mon tableau. Voici la distribution de mon fond :

« Derrière mon vieux, et par conséquent au centre de la toile, je placerai quelques accessoires un peu cossus, de manière à faire une masse un peu élevée, et plus loin on apercevra les mâts et les voilures si pittoresques et si variées des bâtimens qui suivent le rivage, de sorte que d’un côté, à droite, on voit une partie des lagunes et les canaux qui s’y trouvent, et de l’autre, les habitations de Palestrina construites sur le bord de la mer. Une jolie église, dont Palladio a été l’architecte, y fait merveille. A l’horizon, se voit une portion des murazzi et la ville de Chioggia, qu’une partie des lagunes et le port séparent du lieu de la scène… Plusieurs figures sont très avancées, et la principale m’a, je crois, assez bien réussi… »

« Je ne veux pas faire de neige, c’est trop froid ; mais je voudrais donner l’idée d’un de ces jours d’hiver qui ont de la poésie et qui laissent dans l’ame une mélancolie profonde. Si j’y réussis et que l’expression de mes figures soit en rapport, mon tableau aura quelque mérite.

« J’avance lentement, mais enfin j’avance, même en effaçant, car je sais mieux ce que je veux faire[1]. »

Jusque-là, Robert ne faisait que lutter contre sa difficulté native de travail ; mais bientôt reviennent les vagues inquiétudes et les ébranlemens nerveux. Sa mélancolie fait des progrès rapides. Il a eu beau chercher à lui donner le change par le mouvement, il a eu beau fuir de Paris en Suisse, de Suisse en Italie, de Florence à Venise, tout chancelle en cette ame, et c’est dans ces dispositions funestes qu’il arrache à son cerveau une double composition des Pêcheurs.

  1. Lettre à M. Marcotte, 12 octobre 1832.