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Une amitié qu’il contracta, à cette époque, sous les auspices des arts, lui rendit cependant un peu de calme en lui inspirant une douce confiance pour un beau talent et un aimable caractère, M. Odier, ancien élève d’Ingres et fils de l’ancien député régent de la Banque, d’origine genevoise. Dans toutes ses lettres à M. Marcotte, Léopold parle avec ravissement de cette bonne fortune qui lui avait valu un ami, un compagnon d’études, comme lui plein de passion pour la peinture, comme lui déterminé à fuir le monde pour se retirer dans la méditation et le travail. Ainsi, tout le jour, ils peignaient presque côte à côte ; le soir, ils faisaient des lectures amusantes ou instructives, qui débutèrent par Gil Blas et continuèrent par les Ducs de Bourgogne de M. de Barante, l’Histoire de Venise par Daru, les Caractères de La Bruyère[1], et le jeune Odier, plein d’entrain, plein de montant, comme disait Robert, rassérénait cette ame toujours prête à se noyer dans les nuages ou à s’affaisser sur elle-même. Malheureusement, ce ferme esprit, si utile à l’infortuné artiste, le quitta en juin 1834[2] pour se rendre à Florence.

Dès que Léopold eut fait une première esquisse de son tableau, il l’envoya à M. Marcotte, dont il reçut les avis en même temps que ceux de Schnetz. Plusieurs défauts saillans s’y faisaient sentir. Et d’abord, la composition ne disait pas nettement le sujet : on ne pouvait deviner s’il s’agissait d’un départ ou d’une arrivée. Ensuite, l’unité du terrain et l’unité de plan des figures donnaient l’uniformité d’un même niveau à presque toutes les têtes. Il se remit donc au chevalet, et, après d’héroïques efforts, il amena à fin une composition nouvelle. C’est celle qu’il a terminée et que possède M. Paturle. Voici comment il caractérise sa composition définitive dans une lettre à M. Marcotte du 21 janvier 1834 :

  1. « Nous faisons une lecture amusante. Nous nous sommes abonnés à un établissement de lecture, et nous avons la facilité d’avoir des livres à la maison. Le premier ouvrage auquel ces messieurs (Aurèle et Odier) ont pensé est du nombre de ceux qui excitent plutôt la gaieté ; c’est Gil Blas. Je vous le dis, cher ami, pour vous assurer que notre état moral n’est pas triste. M. Odier n’aime pas, non plus que moi, le théâtre, et nous n’y allons pas.
    « … En ce moment, La Bruyère fait l’objet de mes méditations. Étant jeune et encore rempli d’illusions, ses jugemens peuvent paraître un peu sévères ; mais tout ce qu’il dit, si l’on connaît par observation et par expérience ce qu’est le monde, frappe et plaît à l’honnête homme. Le bien, le bon, sont tout pour lui. De tout ce qui brille ici-bas, rien ne peut se comparer à la vertu, qui y est si cachée quelquefois. C’est une impression touchante que l’on ressent en l’entendant dire que le héros ne vaut pas le grand homme, mais que tous les deux ne pèsent pas un homme de bien. Mais je vous en parle comme il vous était inconnu, et je me laisse aller au plaisir que sa lecture me procure journellement. » (Lettres à M. Marcotte.)
  2. Léopold fit, d’après M. Odier, un petit portrait à l’huile pour la mère de son ami. « Je n’y ai travaillé que trois jours, dit-il à M. Marcotte. Quoiqu’il soit ressemblant je n’en suis pas content. Il m’a donné séance le dernier jour de son départ ; mais sa figure était si empreinte de contrariété et d’humeur, que je ne suis pas arrivé à lui donner l’expression que j’aurais désirée. »