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de pinceau à ce tableau éternel que cent fois il a été sur le point de crever, comme naguère l’Improvisateur et la Tête de la Madone : — fureur étrange et déjà suicide, qui s’en prend à l’œuvre avant de s’assouvir sur l’auteur ! Le tableau est devant lui, il le repousse avec amertume et colère, comme Sisyphe repousse le rocher qui l’écrase. « Le voilà enfin fini !!! s’écrie-t-il, parlant à M. Marcotte, le voilà enfin fini ! mais le beau jour pour moi sera celui où il sortira de mon atelier ! Il a été mon mauvais sort, et, tant que je le verrai, il me restera mille sensations pénibles. Puisque ma bizarrerie excite quelquefois votre gaieté, cher ami, je ne veux pas vous la cacher. Vous me faites du bien quand vous me dites que mes lettres vous font rire : eh bien ! je vous assure que, dans ce moment où toute la peine que je me suis donnée m’est encore présente, j’aurais un plaisir indicible, avant que le public eût jugé mon œuvre, de l’anéantir de façon qu’il n’en restât que la poussière, en lui disant : Je te mets au néant pour qu’on ne dise pas que tant de constance n’a été mise en pratique que pour satisfaire ma vanité ! Ce sentiment est trop bas. Ma récompense est d’avoir en moi l’assurance d’avoir quelque courage contre les obstacles qui se présentent, ce qui me rend plus riche, et me flatte davantage que tous les éloges que je pourrais recevoir… »

Quoi qu’il en soit, il expédie sa peinture à M. Marcotte ; mais, par je ne sais quelle fatale circonstance, quelle sotte mesure de douane ou d’octroi, la caisse est retenue à Lyon, et n’arrive à Paris que trois jours après l’ouverture de l’exposition du Louvre, où les règlemens, égaux pour tous, empêchent le tableau des Pêcheurs de paraître. L’artiste était fort inquiet sur le sort de son œuvre, quand un article de journal vint lui en apprendre l’arrivée à Paris, et le succès auprès de ce petit nombre de connaisseurs qui a le droit de disposer des renommées.

Le tableau avait été exposé d’abord à Venise. Le vice-roi et tout, ce que la ville et les cités voisines, Padoue, Trévise, renfermaient d’artistes et d’hommes distingués étaient venus payer un tribut d’éloges à Robert. L’académie s’était empressée de le recevoir dans son sein. Les félicitations, les cris d’enthousiasme de tous les vrais connaisseurs retentissaient à ses oreilles. Même sensation à Paris à l’arrivée des Pêcheurs chez M. Marcotte, quand tout à coup une nouvelle éclata comme le tonnerre : Léopold Robert s’est tué ! En effet, le 20 mars 1835, au milieu de son triomphe, il s’était coupé la gorge avec son rasoir, ce même rasoir qui lui servait à gratter ses tableaux. Il s’était frappé avec une telle frénésie, qu’il avait entamé l’une des vertèbres cervicales.


VII

Les trois dernières lettres qu’il ait adressées à son digne et fidèle ami, M. Marcotte, et dont la dernière a été écrite cinq jours avant qu’il