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mon cher Villegardelle, et vous êtes si peu habile ! » M. Proudhon a grandement raison de faire ainsi la police de son parti.

Voilà donc deux origines distinctes : d’un côté le matérialisme vulgaire du Système de la Nature, de l’autre un spiritualisme exagéré qui peu à peu se transforme en un mysticisme sensuel. Ceci n’explique pas encore tout : il est des théories qui ne se rattachent ni aux appétits grossiers des matérialistes, ni aux rêveries exaltées des mystiques. M. Proudhon, par exemple, et c’est là ce qui constitue son originalité, c’est là ce qui explique sa dédaigneuse attitude au milieu de ses confrères, M. Proudhon ne relève en aucune façon du matérialisme du XVIIIe siècle, et il n’appartient pas davantage aux mystiques païens ou chrétiens. Il réfute avec une effrayante énergie cette croyance qui vient du XVIIIe siècle et qui fait le fonds de presque tout le socialisme moderne, la croyance anti-chrétienne à la bonté native de l’homme, à une bonté parfaite que la société déprave. Le matérialisme n’a pas d’adversaire plus superbe et plus éloquemment irrité. Quant au communisme de Pythagore et de Platon, des mystiques et des anabaptistes, de Thomas Münzer et de M. Cabet, je ne crois pas qu’on l’ait jamais raillé avec une ironie si plaisante, réfuté avec une raison si mâle, maudit enfin avec une colère aussi furieuse. D’où vient donc cet étrange philosophe ? Comment expliquer ce monstrueux mélange de bien et de mal ? A quel maître rattacher ces détestables doctrines dont la physionomie inconnue a causé chez nous autant de surprise que d’indignation ? M. Proudhon est un vigoureux esprit qui s’est égaré lui-même : il s’est perdu résolûment dans ses propres sophismes ; il a faussé et mutilé sa rare intelligence avec des armes qui ne sont qu’à lui et qu’il a forgées tout exprès. Puis, au moment où sa pensée inflexible s’enfonçait dans les voies fatales qu’elle s’était faites, il rencontra une philosophie à laquelle l’unissaient à son insu bien des erreurs communes ; il entra dans cette école, et, sans en subir le joug, il lui emprunta pourtant plus d’une théorie et en garda la reconnaissable empreinte. Cette école est celle des jeunes hégéliens, c’est-à-dire des turbulens docteurs qui, tantôt continuant, tantôt défigurant la pensée d’Hegel, ont fini par nier l’absolu et proclamer une religion dont vous et moi nous sommes les dieux. C’est cette influence de la jeune école hégélienne, ce sont ces rapports de l’athéisme allemand avec le socialisme français qu’il m’a semblé utile d’interroger.

Nous avons pour cela le meilleur des guides et les plus précieux renseignemens. Ces ressemblances de M. Proudhon et des athées de l’Allemagne, ce n’est pas nous qui les indiquons ; l’enquête a été faite par un juge très bien informé, par un de ces athées qui ne cachent pas leur bannière. M. Charles Grün, c’est le nom de mon guide, est venu à Paris il y a trois ans en vrai missionnaire de l’école hégélienne, pour y étudier