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dit le dernier mot de la philosophie germanique. M. Grün, enfin, demande à ces honnêtes publicistes mille choses que ceux-ci seront fort empêchés de lui donner ; de là un désenchantement qui s’exhalera en termes amers. Écoutez ce début :

« C’est un mercredi soir, vers huit heures, que, traversant le pont des Arts, j’entrai dans les bureaux de la Démocratie pacifique, rue de Seine, no 10. On m’introduisit dans un assez grand salon, brillamment éclairé. Un feu joyeux pétillait dans l’âtre ; des chaises et des fauteuils étaient rangés en cercle, — mais personne encore dans la salle. Un silence mystique régnait autour de moi ; je m’approchai du mur et vis d’un côté un phalanstère colorié, de l’autre je ne sais quel plan. J’éprouvai un serrement de cœur à trouver ainsi le fouriérisme dans la solitude, au lieu de le voir se déployer au sein de la réalité et de la vie. Je venais précisément de faire mille tours et détours à travers le monde civilisé ; j’avais respiré les émanations infectes de la Seine ; j’avais vu par des milliers de portes et de fenêtres des milliers de ménages entassés sans ordre ; j’avais enfin traversé presque la moitié de Paris, ce centre de la civilisation, et je trouvais là, dans un coin de la rue de Seine, un plan de phalanstère accroché à un mur ! Dans ce salon devait se rassembler un petit nombre de disciples, quelques hommes de foi et d’espérance, tandis qu’un million de civilisés, dans la capitale du monde, ignorent ce que c’est que Fourier, ou se défient de lui, ou le traitent comme un fou. À quelques toits d’ici, à une distance qu’un chat franchirait d’un bond, Proudhon est assis dans sa mansarde, Proudhon qui a écrit ces mots : Fourier est un insensé. Et moi-même, ne suis-je pas venu le doute dans le cœur et ma critique tout armée dans ma tête ? — En vérité, cette salle déserte était sinistre. Personne ne venait. Bientôt j’entendis un tic-tac régulier, comme la voix du temps qui divisait l’infinie solitude. J’allai vers l’endroit d’où venait le bruit, et je me trouvai près de la cheminée ; c’était le bois qui pétillait avec cette régularité monotone. Pourquoi pas ? Lorsque l’Océan sera changé en limonade, lorsque l’antirequin traînera les vaisseaux et que l’antilion nous portera en un jour de Bruxelles à Marseille, quand tous les animaux auront reçu leur complète éducation, pourquoi le bois, en brûlant dans le foyer, ne pourrait-il servir d’horloge ? Toutes les magnificences du phalanstère sont encore provisoirement rue de Seine ; mais elles seront communiquées au monde civilisé, dès que le monde aura foi dans Fourier. Un instant après, levant les yeux sur la glace, j’y aperçus ma propre image et une pendule que je n’avais pas encore remarquée. »

On voit que la plaisanterie de M. Grün a changé ici de caractère. Ordinairement, sa gaieté est inaltérable ; aucun sentiment de tristesse ne vient troubler la franchise de ses bouffonneries, et le missionnaire hégélien est sans pitié dans la mise en scène de ses héros. Le fantasque poète d'Atta-Troll, justifiant avec esprit les cruautés satiriques de son œuvre, dit très bien qu’il est impossible de ne pas éclater de rire, si l’on compare certaines idées sublimes avec les hommes qui les représentent ici-bas. C’est l’histoire de M. Grün. Il aime nos socialistes, il applaudit à leurs efforts, parce que ce sont pour lui les ministres d’un idéal qu’il voit ou qu’il croit voir dans sa nébuleuse pensée :