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armé par l’innocence philosophique de son adversaire, il croit enfin que le nom de Dieu est surtout un mot sonore dont le rhétoricien a besoin pour l’ordonnance de ses périodes. Malgré son peu de sympathie pour cette rhétorique ambitieuse, M. Grün, après avoir réfuté sans peine les écrits de M. Louis Blanc, voulut, pour l’acquit de sa conscience, lui révéler les lumières de la dialectique allemande. N’oublions pas que M. Grün est missionnaire et qu’il a charge d’ames. Les saint-simoniens ont disparu ; M. Pierre Leroux, convaincu de son infaillibilité, ne se dédira jamais sur le compte de Schelling ; les fouriéristes ne sont plus que l’ombre d’une école ; essayons, s’est dit le patient apôtre, essayons si M. Louis Blanc pourra comprendre la philosophie hégélienne. Vains efforts ! M. Grün a beau s’évertuer, il a beau évangéliser de son mieux l’auteur de l’Organisation du travail : bien loin de le convertir, il ne réussit même pas à lui faire soupçonner le premier mot du problème. M. Louis Blanc est tout occupé de sa personne, de son rôle, de ses brochures ; il écoute avec la distraction d’un penseur, interrompt avec la fatuité d’un marquis, et ne s’aperçoit pas, l’imprudent ! qu’il pose devant le plus impitoyable des peintres. Blessé dans ses prétentions apostoliques, M. Grün demande à son intarissable gaieté des consolations et des vengeances qui ne lui manquent jamais ; sa conversation avec M. Louis Blanc est une excellente scène de comédie.

Ne trouvez-vous pas que le voyage de M. Charles Grün est intéressant ? Malgré la répulsion que l’athéisme inspire, je me sens naître, je l’avoue, quelque sympathie pour ce socialiste enthousiaste, pour ce réformateur de la terre et du ciel, qui s’en vient, armé de sa lanterne, cherchant un homme intelligent parmi ses confrères parisiens. J’aime cette franchise, j’estime cette impartialité courageuse qui lui fait signaler si hardiment toute la pauvreté de son parti. Le voici qui sort de la maison où habite le chef des Icariens. Est-il gai ou triste ? L’un et l’autre peut-être. Écoutez ce qu’il écrit sur son journal de voyage et pardonnez-moi l’exactitude de ma traduction ; je ne suis pas responsable des espiègleries de mon guide. « J’ai été aujourd’hui pour la deuxième fois chez papa Cabet, et je suis revenu au logis tout disloqué. Quand il est dans une sphère qui lui répugne, l’homme éprouve un cauchemar moral. Deux fois dans ma vie, j’ai ressenti un cauchemar physique, et je préférerais absolument cette douleur à celle dont j’ai souffert aujourd’hui, si je n’avais l’humour nécessaire pour transformer en un sujet de divertissement ce qui me fut d’abord une oppression insupportable. Contre les cauchemars du corps, on n’a pas cette ressource. Déjà, pendant notre conversation d’aujourd’hui, recourant à mon hygiène habituelle, je m’amusai à me figurer papa Cabet comme Icare en personne. Il ressemble, en effet, à un dictateur, mais à un de ces dictateurs sensibles, philanthropes, au cœur plus mou que le