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aspect pauvre au physique… C’est d’après cette population bâtarde que les Vénitiens, qui ne sortent presque jamais de leur ville, jugent les gens de Chioggia. Ils ne connaissent pas la classe qui garde encore un cachet sévère, original et beau : celle des pêcheurs qui sont presque toujours en mer. Là se trouve encore un aspect de noblesse. Chose étrange ! c’est un Vénitien qui cherche à me trouver peu exact, moi qui ai été si scrupuleux. Il accuse alors bien vivement tous ses grands compatriotes qui ont fait de la peinture. A l’égard du costume des femmes, je vous ai dit qu’il n’est plus porté, mais il n’en est pas moins vrai pour cela ; j’ose même dire qu’on me doit de la reconnaissance pour l’avoir retrouvé. Mais non ! je ne suis pas Italien : voilà le grand crime ! . En cela, les Italiens sont d’une injustice criante. Un enfant né en Italie est plus né peintre que tous les ultramontains qui, comme moi, passent leur vie en Italie ! La première impression est exprimée par eux avec franchise, vivacité, enthousiasme même, et je suis sûr qu’ils ont d’abord du plaisir à faire individuellement des éloges ; mais ensuite la réflexion vient, la nationalité perce, et la crainte d’attaquer le privilège auquel ils prétendent ne leur fera jamais consacrer par écrit le propre langage qu’ils auront tenu…

« A l’égard du sentiment moral que j’ai cherché à introduire pour intéresser le spectateur, il est évident que les premières femmes venues n’auraient pu me servir de modèles de sensibilité ; mais ne se trouvât-il qu’un exemple d’attachement vertueux à Chioggia, je n’aurais pas hésité à m’en prévaloir, et en cela je crois encore ne pas avoir manqué à la vérité. Il faut le dire : ce qui m’a peiné, c’est l’intention que je crois remarquer dans un passage où l’on veut attribuer des intentions politiques au choix de mon sujet. En un temps, suivant le critique, où la poésie française rabaisse les grands et avilit les souverains, je cherche à élever le peuple, à l’ennoblir, à n’y trouver que des héros. Pourquoi pas ? Mais ce rapprochement doit avoir un but : est-il bienveillant ? Après tout, je trouve que tous les hommes ont leurs droits. Si je représentais de grands hommes, peut-être leur donnerais-je un caractère plus noble et plus grand ; je l’essaierais du moins… Quand les hommes arriveront à se ressembler tous, je serai le plus grand des républicains. »

En résumé, si l’on se met au point de vue grave et poétique de Robert, si l’on se dégage du sentiment pénible inspiré par les circonstances qui font du tableau une sorte de testament funèbre, on ne peut se défendre d’une impression vive et profonde. Moerens ac laudans, la douleur au cœur et l’éloge à la bouche, on admire l’élévation du style, la puissance de forme et de couleur, et l’on est frappé de la forte expression de quelques-unes des figures. On avait presque toujours retrouvé en Léopold les sécheresses de l’école allemande et une palette ingrate : ici, il avait manié le pinceau avec une habileté inaccoutumée ; il avait mieux compris