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la difficulté est de se maintenir. Nous ne sommes plus à l’époque où la gloire faisait payer si cher ce qu’à présent elle escompte souvent d’une façon indiscrète aux débutans. Le Poussin et Le Sueur avaient lentement mûri leur talent dans la retraite et le silence avant de faire éclat. Aujourd’hui qu’à travers un tourbillon de vanités frénétiques l’artiste se jette dans la mêlée avant le temps, le premier essai d’un jeune homme au cadre duquel une amitié complaisante aura cloué un lambeau de renommée peut lui valoir un brevet de génie ; mais cette ovation prématurée ne lui prépare souvent qu’une chute plus lourde aux expositions suivantes. Léopold, au contraire, doublait, à chaque pas, sa force en l’exerçant ; et si le grand artiste n’eût de lui-même quitté cette terre de douleur, et que son mode laborieux de production ne l’eût point épuisé, on ne saurait prévoir jusqu’où un talent si fortement trempé eût pu s’élever. « Si la main me voulait obéir, » disait le Poussin, dont nous aimons à reproduire les paroles, « je pourrais, je crois, la conduire mieux que jamais ; mais je n’ai que trop l’occasion de dire ce que Thémistocle disait en soupirant, sur la fin de sa vie, que l’homme décline et s’en va lorsqu’il est prêt à bien faire. »


IX

Quelles ont été les causes réelles du suicide de Robert ? se demanda-t-on de toutes parts à la nouvelle de sa mort. Une dame française (les femmes ne permettent guère de se tuer que par amour) publia, au milieu même de l’émotion causée par cette nouvelle, une brochure dédiée à Aurèle, le survivant des frères. S’annonçant comme une catholique égarée un jour au prêche de Genève, où elle avait aperçu pour la première fois Léopold en extase devant la beauté d’une fidèle, et plus occupé de la créature que du Créateur, cette dame raconte comme quoi, peu de temps après, elle le rencontra de tous côtés sur son chemin : à la promenade, au théâtre, sur le sommet romantique d’un glacier ; comme quoi enfin, arrivée avec son mari à Venise, au temps où Robert y arrivait lui-même, elle ouvrit avec lui des relations de société, en obtint des conseils en peinture, et, de degré en degré, devint assez son amie pour recevoir la confidence des plus intimes secrets de son cœur. Tombé, à la première vue, amoureux fou d’une jeune inconnue, Robert s’était laissé aller à toutes les frénésies d’une passion fantastique, quand enfin il avait retrouvé son idole et découvert qu’elle était fille d’un seigneur opulent, grand ami des arts. Sa réputation lui avait ouvert les portes du palais de la jeune fille, qui, au point de vue de la peinture, s’associait aux admirations et aux empressemens de son père pour le grand artiste. Celui-ci, endormi aux caresses des paroles, se croyait aimé, et avait l’espérance d’épouser sa Vénitienne ; mais il tremblait