Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/385

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au cerveau. Rendu à lui-même, il eut peur, et son esprit rêveur, méditatif et mélancolique, fut de nouveau agité de pensées poignantes. Alors il s’enfuit à Venise pour se plonger avec une sorte de fureur dans la peinture, et chercher en quelque façon l’oubli de la vie même dans le travail. Aussi presque toutes ses lettres écrites de cette ville sont-elles empreintes d’une tristesse qui empoisonne ses souvenirs les plus chers. Rome, où cependant il avait fondé sa réputation et goûté ses plus belles années de gloire ; Rome, qu’il regardait avec la France comme une autre patrie, ne lui rappelle plus guère que des chagrins[1]. C’est ensuite Venise la taciturne, si bien faite pour les travaux sérieux, qu’il maudit. L’étroite gondole, noire comme un cercueil dont elle a la forme, le fait frissonner ; il se plaint de ce que la singularité des constructions l’empêche de faire des promenades si salutaires ailleurs. Le quai des Esclavons, la seule promenade de la ville qui soit agréable, est cependant à sa portée. Son frère l’y entraîne, mais on y revoit des Chiozzotti, et il a pris le quai en aversion, comme lui rappelant son tableau des Pêcheurs, et toutes les peines que lui en a coûtées l’enfantement[2].

« Ce sujet m’est devenu insupportable, écrivait-il encore une fois ; je suis comme l’homme dont l’ennemi, qui l’a fait cruellement souffrir, vient d’être terrassé ; la victoire ne diminue point en lui l’instinct de répulsion pour son ennemi. Cette œuvre aura bien vu blanchir ma tête par tous les chagrins que j’ai eus en la faisant. Je me demande quelquefois, quand surtout j’éprouve les plus grandes difficultés pour faire ce que je me suis proposé, à quoi sert tant de persévérance pour n’aboutir qu’à contrarier ses goûts et ses désirs. Cette réflexion, qui me semble prouver que l’on travaille volontairement contre son bonheur, me porterait à changer mes idées à cet égard ; mais elles reprennent bien vite leur cours habituel, et je suis effrayé du relâchement moral que la faiblesse de caractère me donne, et ce relâchement m’est plus pénible que tous les sacrifices qu’exige la continuité de la volonté[3]. »

Ainsi, tout lui pèse à Venise, et la ville et son tableau, et le passé et le présent. Cependant, chartreux qui creuse sa tombe, je ne sais quel attrait funèbre le retient quand il songe à fuir. « Si je pense à quitter Venise, dit-il, j’éprouve une émotion incroyable. Il me semble que l’habitude d’une vie qui véritablement n’en est pas une, m’a donné quelque chose qui peut ne plus être en rapport avec ceux qui jouissent de l’existence, et que, par conséquent, je ne peux plus me faire voir que comme un original qui n’est bon qu’à vivre dans sa retraite, où il peut réfléchir à loisir qu’un peu de poussière recouvrira l’être heureux comme celui

  1. Lettres à M. Marcotte, du 29 février 1833 ; à M. Navez, du 14 janvier 1834.
  2. Lettre d’Aurèle à M. Marcotte.
  3. Lettre de Robert à M. Jesi, Venise, 10 avril 1834,