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objections, pas plus que les réponses, ne savent comment s’exprimer. Quand deux idées sont trop intimement liées l’une à l’autre, on ne peut plus les définir que l’une par l’autre. Dieu est bon, et la bonté c’est Dieu même. Il en est ainsi de la propriété et de la justice. Le grand législateur antique, essayant de définir la justice au début de son œuvre, s’exprime ainsi : La justice est la ferme volonté de rendre à chacun ce qui lui appartient ; constans voluntas jus suum cuique tribuendi. Après une pareille définition, comment démontrer que la propriété est juste ? Propriété c’est justice, et justice c’est propriété. Comme deux lignes parallèles rapprochées coïncident et disparaissent l’une dans l’autre, ces deux grandes idées mises en présence semblent aussi se confondre et s’unir dans leur embrassement.

Mais ce premier partage, ainsi opéré entre les hommes par l’effet de leur travail et sur l’échelle de leurs facultés, n’épuise pas toute l’idée de propriété ni toutes les difficultés de la question. S’il suffit déjà à faire comprendre pourquoi certains hommes sont plus riches que certains autres, il ne rend pas compte de tous les faits qui se passent sous nos yeux. Bien loin, en effet, que le travail et la propriété marchent toujours ensemble, bien loin que les richesses et les facultés soient dans une exacte proportion dans le monde tel que nous le voyons, il est beaucoup de propriétés acquises sans travail, par le seul fait de la naissance, et qui ont l’air de n’avoir pour but que de suppléer aux facultés. On pourrait même dire, jusqu’à un certain point, en employant une des exagérations familières à nos philosophes modernes, que trop souvent le travail personnel et la propriété ont fait divorce, de telle sorte que ceux-là font usage de leurs facultés qui n’ont rien, et ceux-ci jouissent des biens de la nature qui laissent languir leurs facultés dans l’inertie. C’est que la propriété n’est pas seulement parmi nous inégale, individuelle ; elle est aussi héréditaire, dernière qualité qui reste encore à justifier. Nous avons suivi jusqu’ici, en la serrant seulement d’un peu plus près, l’argumentation de M. Thiers ; nous demanderons la permission de nous écarter un moment d’un si bon guide. Les raisons qu’il donne pour démontrer la justice comme l’excellence de la transmission héréditaire des propriétés, d’une vérité incontestable assurément, ne nous paraissent ni les seules ni les plus hautes. Suivant M. Thiers, l’hérédité s’explique par ce seul fait, que chaque homme, ayant le droit de disposer du bien qu’il a acquis par son travail, en fait naturellement don à ses enfans, les êtres les plus chers qu’il ait en ce monde. C’est amoindrir un peu, nous le croyons, l’idée d’hérédité, que de la faire dépendre uniquement de la libéralité paternelle. Elle a, suivant nous, de plus profondes racines : elle résulte, aussi bien que, la propriété elle-même, des conditions de la destinée comme de la nature humaine.