Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/578

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

travail accumulé, fait monter la société de la misère au luxe et de la barbarie à la civilisation, oublie personne dans son cours. A chaque instant, il s’arrête pour ramasser sur la route ceux qui sont retardés par les accidens, l’infirmité ou la paresse. Il les prend, les soulève et les entraîne à sa suite. En voulez-vous une preuve ? M. Thiers va vous la fournir. L’ouvrier d’aujourd’hui, dont on a grossi les plaintes après les avoir suscitées, voudrait-il changer sa destinée contre celle du plus riche propriétaire d’une île sauvage de l’Océanie ? Le chef d’une tribu nomade est cent fois moins bien vêtu, moins bien nourri qu’un prolétaire de France ; sa vie est cent fois plus menacée que celle du plus malheureux de notre civilisation. Ne dites donc pas que le mouvement de la société dépossède les uns au bénéfice des autres. Ce n’est point aux dépens, c’est au profit de tous que quelques-uns s’enrichissent : la richesse s’élève, en effet, comme l’eau arrachée aux entrailles du sol par quelques canaux resserrés, sous la pression d’un effort continu ; mais, parvenue à une certaine hauteur, la nappe d’eau retombe sur les bas fonds les plus arides.

On dit que ce n’est point assez que le riche, chargé de distribuer aux pauvres les instrumens du travail, s’acquitte imparfaitement de sa tâche, qu’il les refuse souvent pour les faire payer plus cher, que cette distribution seule établit entre le pauvre et lui un lien de dépendance qui blesse la dignité humaine. On demande à la loi d’intervenir pour rendre les conditions meilleures et pour les intervertir. Nous allons dire quelques mots (mais quelques mots seulement, car nous parlons après M. Thiers) des systèmes qu’on propose, et nous verrons qui méconnaît ici la nature de l’homme. Dès à présent, s’il ne faut que convenir qu’il reste, malgré tout le travail de la société, beaucoup de misères chez le pauvre et beaucoup de vices chez le riche, et qu’il faut travailler incessamment à corriger les uns et à soulager les autres, nous n’avons garde de dire le contraire ; mais, avant de jeter un coup d’œil sur des conceptions nouvelles dont la plume de M. Thiers a fait si aisément justice, arrêtons encore un instant notre regard sur le spectacle plus imposant de la vieille société, comme on l’appelle vieille en effet, car elle fait marcher le monde depuis tantôt six mille ans. Dans quel état elle prend l’homme, et à quel état elle l’amène ! à quelle tâche elle suffit tous les jours ! l’imagination se trouble, en vérité, quand on se met à regarder de sang-froid, et en déchirant tous les voiles, quel problème est la vie d’une grande nation. Trente-cinq millions d’hommes agglomérés, pour lesquels la nature n’a rien préparé, ni nourriture, ni vêtemens, ni couvert ; trente-cinq millions d’hommes qui vont mourir, si la société s’arrête un instant ; trente-cinq millions de bouches affamées qui viennent demander leur pain à cette mère commune ! voilà les besoins auxquels, chaque jour, dans un pays comme le nôtre, la vieille société doit pourvoir. A peine satisfaits, ces