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ne vois, dit-il, que le présent ; il n’y a que cela qui me touche. Le soleil couchant me remet de bonne humeur ; une hirondelle occupée à becqueter ses graines sur ma fenêtre me fait vivre ; je vis de sa vie. » Les conséquences de cette théorie étaient nombreuses. « L’excellence de l’art est l’intensité de la sensation, dit-il ailleurs… Il faut que la poésie frappe par un bel excès et qu’elle pousse naturellement comme le luxe des feuilles sur l’arbre. » De là cette voluptueuse somnolence de son existence entière, soit qu’il visite les rives des lacs du Westmoreland ou qu’il habite la petite maison pittoresque de Leigh Hunt à Hampstead. — « Je sais quelque chose de plus suave que la brise en été (ainsi commence un de ses plus charmans poèmes), que l’abeille murmurant de bocage en bocage et se posant un moment dans la fleur ouverte ; — je sais quelque chose de plus doux que la rose mousseuse au milieu de l’île verte, loin des habitations humaines ; de plus salubre que le pli des vallées feuillues, de plus fertile en visions enchantées qu’un beau conte d’autrefois ; — c’est le Sommeil ; c’est le cher Sommeil qui ferme nos yeux mollement et nous chante une chanson berceuse, qui nous fait un bonheur suprême de tout l’idéal rêvé et dont les doigts légers emmêlent silencieusement la chevelure de la jeune fille endormie… O sommeil ! ô poésie ! Pour dix années de poésie rêvée, je donnerais toute la vie ! Il me faut dix années pour accomplir l’œuvre que se propose mon ame et faire mes voyages au loin. Longue et belle perspective de pays merveilleux ! Sources claires et pures où je boirais à loisir l’eau qui enivre les esprits ! D’abord j’irais voir les royaumes verts du dieu Pan et ceux de Flore. Je dormirais dans le gazon et me nourrirais des mûres sauvages et des pommes rougissantes ; je prendrais la main blanche des nymphes cachées dans les endroits ombreux et je volerais des baisers sur leurs lèvres fraîches, qui se détourneraient en riant. Mes doigs joueraient avec leurs doigts délicats et je mordrais, sans les blesser, leurs épaules blanches ; puis, quand la paix serait faite entre nous, nous nous asseyerions à l’ombre pour lire de beaux récits de la vie humaine…[1]. »

Ces vers délicieux, dont il faut renoncer à reproduire en prose la mélodie sensuelle et le mouvement voluptueux, sont ceux qui peuvent associer le plus complètement le lecteur à cette quiétude mystique du sein de laquelle, par un puissant effort d’imagination, Keats faisait surgir le monde enchanté des divinités païennes. Pour lui, la poésie n’était ni un jeu ni une étude ; c’était la vie. Les nuits sans sommeil, les journées sans activité, l’abstraction profonde, la contemplation intense, le sacrifice des intérêts humains à cette féerie, agissaient comme autant

  1. What is more gentle than a wind in summer, etc.
    (Sleep and Poetry.)