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une de ces soirées dignes de la Grèce, où toute la force de l’homme s’éveille et règne. Alors la santé radieuse a toute sa vigueur ; le héros d’Homère se lève puissant, et croit entendre le clairon ; Apollon est debout sur son piédestal, et la Vénus pudique, s’alarmant de sa beauté, jette autour d’elle un regard timide. Des brises fraîches et éthérées pénètrent dans les habitations des hommes ; le malade qui languit rouvre les yeux et se soulève un moment ; sa fièvre se calme, et un doux sommeil le ranime. Il s’éveille, et ses tempes ne sont plus brûlantes, ses paupières rafraîchies se soulèvent mollement ; il regarde, et voit ses chers amis qui l’entourent ; pleins de joie, ils s’approchent et séparent en deux sur son front les boucles de ses cheveux. Heure adorée, où ceux qui s’aiment se contemplent mutuellement avec délices, étonnés de voir tant d’éclat et de vie dans le regard aimé ! heure où la parole humaine est divine, et où tous les nœuds qui se forment sont des liens éternels. »

Cette sensualité païenne, qui s’était concentrée pour lui dans le domaine de l’intelligence, a marqué d’une empreinte particulière Hypérion et Endymion. C’est aussi dans ces grands poèmes qu’il suit avec le plus enivrant abandon le cours de sa rêverie errante et que la concentration et la sévérité lui manquent le plus. Ses sonnets doivent être placés parmi les plus beaux de la langue anglaise. Grace au travail d’artiste que cette forme moderne exige et à la difficulté d’y asservir l’idée païenne, Keats a laissé des chefs-d’œuvre en ce genre :


A MES FRÈRES.

« Le charbon qui pétille vient d’être mis au foyer et les vives flammes errantes s’y jouent en tremblotant. Ces bruits légers que nous entendons, c’est la petite voix des dieux domestiques, bons génies qui protègent nos ames fraternelles. Vous, mes frères, vous feuilletez le volume qui chaque soir soulage nos peines, et vos yeux fascinés s’y arrêtent ; moi cependant, je cherche ma rime au bout du monde. Votre jour de naissance est aujourd’hui, cher Thomas ! Puissions-nous passer bien des soirées pareilles, dans un repos mêlé de ces doux murmures ! Vraies joies, calmes joies de la vie, durez, prolongez-vous jusqu’à ce que la voix suprême nous dise : « Quittez le monde, amis, il en est temps ! »

Lorsqu’en 1846 j’essayai de faire connaître en France[1] ce jeune et charmant génie, je priai mon ami M. Sainte-Beuve d’imiter en vers un de ces petits poèmes, qu’il a reproduit comme de coutume avec une grace achevée :

  1. Collège de France, semestre de 1846.