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pour tout autre que moi, cela serait vrai ; il rendit le lendemain matin autant de sang que la veille, et fut saigné de nouveau. J’eus ensuite le bonheur de causer avec lui pendant un instant de calme, et il devint tout-à-fait tranquille. Il ne peut rien digérer et veut sans cesse manger. Il répète toujours qu’il mourra de faim, et j’ai été obligé de lui donner plus de nourriture qu’il n’est permis. Toute pensée, qu’elle vienne de son imagination ou de sa mémoire, lui est insupportable, même le souvenir de son bon ami Brown, des quatre heureuses semaines passées sous sa garde, de son frère et de sa soeur. Il m’afflige par-dessus tout, quand je rafraîchis son front brûlant, et que je crains pour sa raison. Comment pourrait-il être Keats encore après ceci ? Cependant je vois cela trop lugubrement, depuis que chaque nuit de veille vient apporter à mon esprit son triste résultat.

« Le docteur Clark ne dit pas grand’chose ; quoique ses soins soient parfaits, il peut difficilement agir sur un esprit malade. Tout ce qui peut être fait, il le fait de bonne grace ; sa femme, de son côté, par le même sentiment délicat, prépare de sa main tout ce que prend le pauvre Keats, car, dans ce pays sauvage, pour un malade il n’y avait pas à choisir. Hier le docteur Clark a couru Rome entière pour se procurer un poisson d’une certaine espèce, et, au moment où on me l’apportait soigneusement arrangé, Keats fut pris d’un vomissement de sang. Nous avons la plus haute opinion du talent du docteur Clark ; il vient quatre ou cinq fois par jour, et nous a recommandé de l’appeler à quelque heure que ce soit, en cas de danger. Mon énergie est à bout. Ces misérables Romains n’ont aucune idée du comfort. Je suis obligé de faire tout pour lui. Je voudrais que vous fussiez ici.

« Je viens de le voir. Cette nuit sera bonne.

« 15 janvier 1821, onze heures et demie passées. — Le pauvre Keats vient de s’endormir. Je l’ai veillé et lui ai fait la lecture jusqu’au moment où il ferma l’œil. Il m’a dit : « Severn, j’aperçois sous votre tranquillité une grande préoccupation ; vous n’êtes pas à ce que vous lisez. Vous faites pour moi plus que je n’aurais voulu. Oh ! que ma dernière heure n’est-elle arrivée ! » Il s’affaiblit de jour en jour. Trois semaines encore peut-être, et je l’aurai perdu pour toujours ! Je regardais sa guérison comme certaine quand nous partîmes. J’étais égoïste : je pensais à la valeur qu’il avait pour moi.

« Torlonia le banquier ne veut plus nous donner d’argent ; le billet est revenu sans acceptation, et demain il faut que je donné ma dernière couronne pour ce maudit logement. De plus, s’il meurt, les lits et le mobilier seront brûlés, les murs grattés, et ils retomberont sur moi pour cent livres et peut-être davantage ; mais ce qui me peine par dessus tout, c’est cette noble créature étendue sur un grabat, sans avoir les secours spirituels ordinaires qu’un drôle ou un sot reçoit à ses derniers momens. Si je succombe, ce sera sous cette idée. Mais je prie pour qu’un ange de bonté le conduise à travers ce sombre passage.

« Si je pouvais chaque jour le quitter pour quelque temps, je me procurerais de l’argent par mon pinceau ; mais il ne veut point me perdre de vue et ne peut supporter le visage d’un étranger. Je me couperais la langue plutôt que de lui dire qu’il faut que je trouve de l’argent, — ce serait le tuer d’un mot. Vous voyez que mon espoir de conserver la pension de l’Académie royale est détruit, à moins que je n’envoie un tableau au printemps. J’ai écrit à sir Thomas Lawrence.