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devoir légal reste intact, les femmes qui jouent un rôle dans cette action multiple sortent, pour la plupart, de la règle indiquée. C’est une innovation qui peut choquer en Angleterre, mais que la peinture vraie des mœurs devait tôt ou tard exiger.

On vient de voir les deux données principales du livre ; elles marchent chacune dans sa voie : l’une, élégante, droite, parfumée des plus douces fleurs de la tendresse et de l’imagination ; l’autre, immonde et pénible, semée de ruines et de sang. Édouard Vernon se bat en duel ; blessé presque mortellement, il reçoit de sa femme les soins les plus affectueux, et ne prononce, dans son délire, que le nom avili dont il a fait son talisman. Édouard Vernon a perdu sa fortune, et, lorsque sa femme la lui a rendue, il court à ce boudoir maudit qui fut le gouffre de son repos. L’auteur ne nous dit pas si cette persistance est encore nativement britannique, et je lui sais gré de son silence, sans lequel on lui citerait le chevalier Desgrieux.

Quant à Gaston, l’amour élève et grandit son ame ; un nouvel horizon s’ouvre à ses yeux sous l’influence de la voix adorée qui lui en dévoile les splendeurs. L’homme brillant, mais jusqu’alors inutile, comprend enfin que ses facultés ont un but ; il écoute avec transport cette langue nouvelle qui émeut à la fois sa raison et son cœur, et il se décide aux sérieuses destinées dont son rang, sa fortune et sa haute intelligence lui faisaient un facile devoir. Oh ! mille fois heureux celui qui, dans la vie, rencontre ce fanal sauveur de l’amour grave et saint ! La route est sûre alors, et c’est en souriant que l’on repousse les obstacles. On sent se réveiller l’instinct du beau, du vrai, du juste, que Dieu mit dans notre ame, et qu’avaient assoupi les frivoles joies d’un monde railleur et blasé. Ce fut la félicité de Gaston. Bientôt mêlé aux débats politiques, il apporta dans cette arène des passions mesquines et des sordides intérêts la chaude ferveur de l’apostolat. La conviction le rendit sublime, et la tribune française vit les triomphes d’un orateur nouveau. Hélas ! c’est dans cette gloire, née de l’amour, que l’amour devait disparaître ! Gaston était fiancé, dès long-temps, à la jeune héritière d’un des plus nobles noms de France. Le moment approchait où une rupture, irrévocablement arrêtée dans son cœur, allait être annoncée avec le calme qui accompagne les grandes résolutions, quel que dût être l’étonnement des deux familles dans leur habitude ainsi troublée des alliances de raison et de calcul. Sa vie entière, consacrée au culte exclusif de la femme adorée qui lui avait révélé le bonheur, qui, du fond des fanges matérielles, avait exalté son ame jusqu’au sommet des contrées célestes, n’était pas un trop grand sacrifice pour tant de bienfaits imprévus. Le monde et ses rigueurs, les liens sociaux dont son enfance avait subi l’étreinte, tout avait disparu devant cette image enivrante du devoir passionné. Mais la fiancée de Gaston avait un frère dont la jeunesse se hâtait dans la vie. Saisi de cette fièvre du siècle qui a flétri tant d’écussons, il avait jeté son grand nom aux loteries de l’agiotage, et sa fortune, mêlée à celle de sa sœur, suivait les chances d’une concession de chemin de fer. Cette partie du roman touche aux mœurs de l’époque, et le public anglais l’aura remarqué. Ces sortes de catastrophes (car on en prévoit une) sont encore, chez nos voisins, des sources d’émotions qui n’ont plus, pour nous, d’importance : nous avons d’autres ruines à déplorer, d’autres désordres à flétrir ; mais à Londres, où l’on est assez heureux pour que la baisse de quelques actions soit une cause grave