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le grand escalier du palais et se rangèrent sous le portique devant la foule, qu’ils touchaient presque de leurs baïonnettes. Les cris de abasso il governo ! redoublèrent. La foule fut sommée de se retirer ; elle ne répondit que par de nouvelles clameurs. Un dernier avertissement lui fut donné, après quoi les soldats firent feu sur le peuple presque à bout portant. Un moment de silence suivit la décharge ; il ne fut pas long, et, cette fois, ce fut un cri de joie qui s’éleva. Un homme et trois enfans étaient seuls tombés, et trois cents balles avaient été lancées en pleine foule par des tireurs exercés. Un fait si étrange ne pouvait manquer d’agir puissamment sur des imaginations vénitiennes ; on cria au miracle : précisément l’exposition de la Vierge de la Victoire avait lieu ce jour-là. Dieu se déclarait pour Venise, le peuple n’en doutait plus, et son exaltation fut poussée jusqu’à l’héroïsme. De jeunes enfans, de frêles petites filles, se mirent à détacher de leurs mains délicates les lourdes pierres qui forment le pavé de la place. Ces pierres étaient les seules armes du peuple. On les lança sur les Croates. Une seconde décharge ne fit qu’exaspérer la foule, qui, se ruant sur les soldats, les força de rentrer dans le palais. Après ce premier succès, on se dispersa, et bientôt la place resta vide.

On s’était dispersé, mais pour se préparer à un nouveau combat La nuit étant venue, de nombreuses gondoles se dirigèrent vers le canal de la Giudecca. C’étaient les chefs populaires, effrayés du développement imprévu de l’insurrection, qui s’étaient donné rendez-vous pour se consulter sur les nouvelles mesures à prendre. Venus de divers côtés, débarqués sur la même plage déserte, arrivés par différens détours à une petite maison, théâtre ordinaire de leurs conciliabules, ces hommes semblaient jouer un de ces drames mystérieux dont la vieille Venise a été si souvent le théâtre. Rien ne manquait à la mise en scène, ni les longs manteaux et les chapeaux rabattus, ni les meubles gothiques, ni la salle basse à demi éclairée par une de ces lampes bizarrement ornées qu’on ne retrouve qu’à Venise. Le programme de la journée du lendemain fut arrêté dans cette discussion, et la conclusion de l’entretien fut que tout dépendait de l’arsenal. C’est presque une ville en effet que l’arsenal de Venise, et c’est une ville inexpugnable. Rien n’était à craindre si on s’en emparait, tout si l’ennemi s’y fortifiait. Quelqu’un avait offert de s’y introduire pour s’assurer des dispositions des ouvriers, et, le résultat de cette reconnaissance ayant été satisfaisant, on décida qu’on marcherait le lendemain sur l’arsenal.

Dès le matin, une foule immense, docile au mot d’ordre reçu de ses chefs, s’était portée devant cet édifice. Les portes avaient été fermées devant elle, mais, au cri de abasso il governo ! elles s’ouvrirent. L’arsenal était pris sans coup férir, et le peuple s’y précipita. Ce facile triomphe malheureusement ne lui suffisait pas. L’arsenal était la résidence