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à nos cœurs que la figure d’un triangle équilatéral, aussi incapable d’inspirer l’amour que l’anatomie d’un squelette de réveiller l’épanouissement radieux de la beauté, ou la décomposition des couleurs dans la chambre obscure de suppléer à la blonde lumière du soleil. À quel titre M. de Lamennais m’impose-t-il la reconnaissance comme un devoir envers ce Dieu dont je suis moi-même une partie, une réalisation fragmentaire ? Que m’importe un Dieu dont vous me déclarez que je serai toujours séparé par l’infini et par l’éternité ? Pourquoi garderai-je devant ma pensée cette image qui, m’attirant et me fuyant sans trêve, ne doit être pour moi qu’une tromperie éternelle ? Vous me promettez le progrès, mais vous le définissez tel que les mythologies dépeignent les supplices infernaux ; votre progrès est une faim sans apaisement, une soif jamais assouvie. Laissez-moi donc retourner toutes mes aspirations sur la vie terrestre ; laissez-moi poursuivre, suivant les impulsions de ma nature, tout ce que je pourrai saisir dans la fuite de mon existence de bonheur ou d’ombre de bonheur ; et, si vos hypothèses doivent se réaliser au-delà de la mort, laissez-moi encore marcher avec sécurité vers mes destinées futures, sur la foi de la devise que Maupertuis a léguée aux socialistes : « Tout ce qu’il faut faire dans cette vie pour y trouver le plus grand bonheur dont notre nature soit capable est, sans doute, cela même qui doit nous conduire au bonheur éternel. »

Telle est la conséquence pratique à laquelle je défie le système de La société première de se soustraire. Que reste-t-il donc à M. de Lamennais ? L’homme dans l’humanité ; l’individu et la société : l’homme auquel il impose le sacrifice de sa raison à l’instinct des masses, de son intérêt à la volonté des masses ; masses, ou peuple assemblé, à qui il attribue « le sentiment du bien, du juste dans sa pleine spontanéité et son souverain empire ; foule émue d’où s’élève le grand, le vrai, l’éternel cri de l’ame humaine. » Mais affirmer l’infaillibilité de l’instinct des masses, exiger de l’homme le sacrifice de son individualité aux masses lorsque ce n’est plus au nom et sous la sanction efficace et persuasive d’une autorité religieuse, c’est livrer la vérité en proie aux caprices de la force et la liberté à la plus écrasante tyrannie. Cela peut satisfaire la prétention de la démocratie socialiste, mais c’est précipiter l’homme au dernier degré de l’avilissement, et, après lui avoir ravi ses immortelles espérances, c’est le river à l’esclavage au sein d’un chaos tempétueux.

Chose triste et digne de remarque ! on dirait que M. de Lamennais, malgré l’emphase de ses promesses, a plusieurs fois senti lui-même la fragilité de son édifice à mesure qu’il le construisait. Ainsi, ce penseur si convaincu que la société ne peut vivre dans l’ignorance de ses lois premières, ce philosophe indocile qui dénie le secret de ces lois aux religions révélées, laisse échapper l’aveu « qu’il n’attribue pas à ses idées