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sance qu’il devait à la commission exécutive. M. Garnier-Pagès parlait à peu près à son ancien ministre comme autrefois la reine Christine déchue à son soldat Espartero : « Don Baldomero Espartero, je t’ai fait grand d’Espagne, duc de la Victoire, etc. » Un sujet est toujours redevable à son souverain dans une monarchie, la justice y touche de si près à la grace ; mais, comme on ne fait rien dans une république que par raison d’état, la raison d’état ne peut exiger de ceux qu’elle favorise une gratitude très personnelle. Le général Cavaignac s’est laissé vite pousser au pouvoir à la place de ses chefs, c’est parfaitement vrai mais encore nous sommes-nous réjouis d’apprendre que nos amis de la rue de Poitiers avaient été pour autant dans cette élévation que nos ennemis du National. La raison en est simple. C’est qu’à ce moment-là le cri de tout le monde était justement la retraite de la commission exécutive. M. Ledru-Rollin a la bonhomie de croire que ce sont les lenteurs du général Cavaignac qui ont artificieusement décidé cette retraite, en soulevant contre lui la méfiance générale. M. Ledru-Rollin prend la cause pour l’effet. C’est au contraire cette méfiance qu’il inspirait, qui a rendu les lenteurs si désespérantes. La méfiance au sujet de M. Ledru-Rollin n’a pas commencé le 23 juin, elle date des commissaires, elle date des circulaires, elle date du 16 avril, elle date du temps où la république, selon son dire, n’étant pour lui qu’un fait il pouvait, à coups d’émeutes, arranger le fait selon son cœur.

Le second point qu’avait à vider le général Cavaignac, c’était de savoir si la mémoire de son père et de son frère, si les idées plus ou moins fixes d’un esprit long-temps isolé ne l’entraîneraient pas au premier jour où il serait un peu plus le maître vers les sentiers ardus de la Montagne. Là surtout était depuis long-temps l’intérêt politique. L’accent avec lequel il s’est séparé de M. Ledru-Rollin restera dans le souvenir de tous ceux qui l’ont entendu. Qu’il y ait sous cette figure sombre et fatiguée, dans cette tête opiniâtre, derrière cette parole pesante et tranchante, qu’il y ait là des ambitions qui ne soient pas purement spirituelles, il ne se donne guère de prix de vertu dans l’arène où elles s’exercent ; que ces ambitions passent par-dessus beaucoup d’amitiés et refoulent beaucoup de sentimens, ce n’est pas notre affaire. Il est dans la vie politique des nécessités qui engrènent tellement les hommes, que leur être, en quelque sorte, ne leur appartient plus, à moins de cet effort surnaturel qui est le génie. C’est pourquoi tant de natures médiocres ont été culbutées par ces nécessités jusqu’aux plus extrêmes folies. Les nécessités d’aujourd’hui poussent vers la bonne route. Croyons à leur toute-puissance !

Le général Cavaignac avait eu deux heureuses journées ; M. Louis Bonaparte ne jouit pas tellement de son futur triomphe, qu’il n’ait éprouvé quelque souci d’être distancé. Son rôle, à moins d’incidens, était en principe de se taire. Bien au mal, dans un sens qui plaisait aux uns s’il déplaisait aux autres, son nom parlait pour lui. Fidèle à cette tactique, d’ailleurs assez facile, M. Louis Bonaparte s’était régulièrement abstenu de participer soit au mouvement extérieur de l’opinion, soit aux actes importans de l’assemblée. Il y avait bien à cela quelque inconvénient. On pouvait croire, par exemple, qu’il se portait héritier de l’empire, puisque ses amis abusaient de son silence pour invoquer en sa faveur nous ne savons trop quel sénatus-consulte. On pouvait même supposer qu’il existait chez lui un soupçon de socialisme, puisqu’il n’avait pas jugé con-