Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous figurions si unie, si simple, si douce, enfantine presque, cache un drame terrible et un héroïsme surhumain.

Charles Lamb vivait donc en 1795 dans l’intérieur que nous avons essayé de décrire. Sa famille, éprouvée par tous les malheurs, était de celles pour lesquelles il a été dit : heureux ceux qui souffrent ! Elle n’avait pour subsister qu’une petite pension de retraite du vieux père, le mince traitement de Charles, employé depuis trois ans dans les bureaux de la compagnie des Indes, et une faible rétribution payée par la tante pour son entretien : ressources si insuffisantes, que Mary était obligée d’y joindre le travail de ses mains. L’oppression de la maladie s’ajoutait encore aux privations de la pauvreté, et Lamb consacrait à l’amusement du vieillard tombé en enfance le même temps et les mêmes soins que sa sœur Mary donnait au soulagement de sa mère. Jusque-là, pour lutter contre les douleurs et les tristesses de cette vie, Lamb avait eu trois choses : l’amitié de Coleridge, un rêve d’amour, et l’affection de sa sœur. La poésie s’incarnait pour lui dans son unique ami, le brillant, l’éloquent, l’enthousiaste Coleridge ; mais Coleridge venait de quitter Londres. Pendant les derniers mois qu’il y était resté, Lamb avait passé de délicieuses soirées avec l’éclatant poète dans sa petite chambre de l’hôtel de la Salutation, tous deux seuls, fumant, prenant du thé, s’enivrant ensemble de poésie avec la sympathie exaltée de deux jeunes ames qui se fécondent l’une l’autre. Innocentes débauches d’esprit ! C’étaient les seules que Lamb eût connues, et maintenant que Coleridge était parti, ce souvenir, devenu pour lui une chère rêverie, demeurait sa distraction préférée. Une vision amoureuse y venait mêler une autre image et un autre regret : c’était un de ces précoces amours, tels que l’enfance les entrevoit et les aspire. Lamb le chantait dans des sonnets simples, familiers, d’un parfum aussi léger que le doux fantôme auquel il les adressait : « Nous étions deux gentils enfans ; elle était plus jeune, plus jeune et de beaucoup plus belle. Il y eut un temps où tous deux nous aimions à nous trouver ensemble, un temps où nous pleurions tous deux quand on nous séparait… Bien-aimée ! qui pourra me dire où tu es, dans quel délicieux Eden on te trouve, pour que je te puisse aller chercher à travers le monde immense. » Poétique enfantillage ! et lorsqu’on voit dans ses lettres à Coleridge comme Lamb discute ses sonnets vers par vers, on ne sait ce qu’il occupe le plus, dans ce jeu, du triage des mots, ou du sentiment qu’ils expriment, il fallait s’arrêter à ces pâles amours, car ce sont les seules qui aient effleuré la vie de Lamb. Elles s’effacèrent devant l’amitié de sa sœur, à qui il disait en ce temps-là d’une voix plus émue : « Si quelques paroles amères sont tombées de mes lèvres, ou quelque plainte chagrine, ou quelque dur reproche, ce n’était que l’erreur d’une ame malade et d’une pensée troublée ; que ces vers soient ma pauvre réparation !… Tu as souvent écouté le triste chant de mon