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de la faire transporter hier. Je reste seul dans la maison, avec le cadavre de ma tante pour me tenir compagnie. Demain je l’enterre, et alors je serai tout-à-fait seul, rien qu’avec un chat pour me rappeler que cette maison a été remplie d’êtres vivans comme moi. Mon cœur est anéanti, et je ne sais où aller chercher des consolations. Mary guérira, mais il est affreux qu’elle soit exposée à de telles rechutes. Ce n’est pas non plus le moindre de nos maux que son état et toute notre histoire soient si bien connus des gens qui nous entourent. Nous sommes en quelque sorte marqués. Pardonnez-moi de vous troubler ainsi, mais je n’ai personne à qui parler. J’ai passé la nuit dernière dehors, ne pouvant supporter ce changement et cette solitude ; mais je n’ai pas bien dormi, et il faut que je retourne à mon lit. Je vais essayer de faire coucher ici un ami demain. Je suis complètement naufragé. Ma tête va tout-à-fait mal. Je souhaiterais presque que Mary fût morte. Dieu vous bénisse !

« C. L. »


Comme Lamb l’avait prévu, Mary recouvra encore la raison, il changea de logement, pour se soustraire à ces remarques des voisins qui lui faisaient peur. Afin d’obtenir l’autorisation d’emmener sa sœur avec lui, il avait dû prendre l’engagement solennel d’avoir soin d’elle jusqu’à sa mort. En faisant cette promesse, Lamb renonçait à toute pensée d’amour et de mariage. Au moment où il disposait ainsi de sa vie, son unique fortune était les 100 livres d’appointemens qu’il gagnait à la compagnie des Indes, et il avait vingt-deux ans.


II

Avoir vingt-deux ans et abdiquer toutes les joies apparentes que laisse entrevoir la vie ! avoir vingt-deux ans et sacrifier à un dévouement pieux sa jeunesse, sa liberté, l’espérance et le désir ! avoir vingt-deux ans et mettre à son existence une borne infranchissable et se dire : Jamais tu ne quitteras cette sœur en proie à une furie intermittente, jamais tu ne t’affranchiras de cette servitude de bureau qui te rebute et te répugne : tu es jeune, et tu seras garde-malade ; tu es né poète, et tu resteras commis ! — Vous croyez peut-être que c’est un suicide moral qui, pour être sublime, n’en est pas moins l’étouffement des facultés les plus heureuses et les plus belles. C’est une erreur ; j’en atteste la vie de Lamb. Quand Lamb eut pris son parti, quand il eut enchaîné irrévocablement son existence à celle de sa sœur, quand il eut résolu qu’il continuerait à écrire tous les jours des expéditions à Leadenhall-Street, quand il eut fini son déménagement et son installation au centre de Londres, une vie nouvelle commença pour lui, consacrée et bénie par le sentiment du devoir rempli. Depuis ce jour, aucune plainte amère ne sortit plus de sa bouche ; ce fut lui qui donna les consolations, au lieu de les demander ; il eut la sérénité de l’ame, la liberté et l’esprit, le franc essor de la fantaisie. En traçant pour toujours sa