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route dans la réalité, il s’était ouvert les espaces illimités de l’idéal ; en s’emprisonnant dans la régularité d’une existence bourgeoise, il sembla prendre possession des plus vertes bohêmes. Il trouva sa récompense dans son sacrifice. Il fut le plus original des humoristes, le plus aimé des écrivains, le plus heureux des hommes.

Il écrivait vers 1800 qu’il était décidé à prendre le plus de plaisir qu’il pourrait dans les entr’actes de son triste drame. La sensualité poétique lui revint vite. Ses amitiés lui fournirent en ce genre l’aliment le plus délicat. Par Coleridge, Lamb se lia avec les jeunes poètes de cette belle époque littéraire, Wordsworth et Southey, devenus plus tard si illustres. Ces nobles jeunes gens accomplissaient alors une révolution dans la littérature. Retirés à la campagne, sur les montagnes, au bord des lacs, ils ramenaient la poésie anglaise au naturel, à la liberté, au romantisme du siècle d’Élisabeth. Ils continuaient le renouveau littéraire dont Cowper avait été le précurseur. Lamb, l’imagination la mieux faite pour sympathiser avec ce mouvement, y fut associé par la publication de ses poésies dans le volume de Coleridge, et plus encore par ses correspondances avec les meneurs. Les hautes prouesses poétiques, les « grandes appertises d’armes, » n’étaient point faites pour lui. « Je lis peu, écrivait-il à Coleridge, qui le provoquait à quelque tentative ambitieuse, ma mémoire est faible, et je retiens difficilement ce que je lis ; je ne suis point familiarisé : avec les compositions qui exigent de la méthode. » Mais, s’il n’était pas propre aux créations hardies, il n’y avait pas de meilleur critique que lui. Il avait une organisation poétique de sensitive. Il possédait jusqu’à la moelle les poètes du siècle d’Élisabeth, et il dégustait le fumet d’un vers, d’une phrase, d’un style, avec l’infaillible certitude du gourmet qui reconnaît au parfum du vin s’il est du bon cru et de la fameuse année.

Lamb donc était romantique. À cette époque de sa vie, de 1800 à 1805, il eut rarement auprès de lui ses coreligionnaires littéraires ; c’est à peine s’il put quelquefois profiter de ses vacances annuelles pour les aller voir dans leurs cottages. En revanche, il vécut dans la société habituelle d’un de ses camarades de collège nommé George Dyer. Larnb et Dyer, la plus singulière antithèse, le plus risible contraste ! Dyer, bon et simple garçon, était le lieu commun fait homme, le classique par excellence, le défenseur des vieilles routines littéraires, — du reste ignorant, maladroit et pompeux comme pas un classique ; Lamb, amoureux de l’originalité jusqu’à l’extravagance, et qui était bien en littérature le lutin de la chose impossible, gambadait et folâtrait autour du majestueux Dyer, et lui faisait avec la plus tendre malice toutes sortes de niches espiègles où le grand enfant ne voyait que du feu. Sa correspondance, à cette époque, est une série de charges, entremêlées de retours affectueux sur ce pauvre Dyer.