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que j’ai dans le cœur, je n’ose pas vous le dire ; j’ai peur de vous, et vous le voyez bien. Je tourne autour de ma pensée. Pourquoi cependant vous cacherais-je que, depuis le jour où je vous ai vue pour la première fois, je n’ai songé qu’à vous revoir, que depuis deux mois je vous ai cherchée toujours et partout ? Me ferez-vous un crime, le jour où je vous ai retrouvée enfin, d’avoir commis un innocent mensonge, qui ne fait de mal à personne, et qui m’a valu de passer avec vous quelques heures ? Non, je ne vais pas à la chasse ; non, je ne quitte pas Chantilly. Selon toute probabilité même, je rêverai cette nuit à la belle étoile ; mais je saurai du moins où vous êtes ; c’est un bonheur que je n’ai jamais goûté et que vous ne m’ôterez pas !

Aux premières paroles de ce discours incohérent, la jeune Polonaise s’était levée avec un certain effroi, cherchant un moyen de défense ; puis il lui parut que le mieux était de cacher son embarras sous une plaisanterie. À peine Ladislas eut-il parlé de son projet de coucher en plein air, qu’elle poussa l’éclat de rire le plus moqueur, le plus argentin qu’oreille d’amoureux ait jamais entendu.

— J’ai lu plusieurs romans, monsieur, ajouta-t-elle, où les choses ne se passaient pas autrement. Ici nous ne sommes pas dans le pays des chimères, et vous auriez tort de vous moquer de moi plus long-temps. Comme les nuits sont froides, et que la fièvre vous récompenserait mal de votre complaisance, je vais prévenir M. de Mortemer….

— Et que lui direz-vous ? interrompit Ladislas ; lui conterez-vous que je vous aime depuis long-temps, et que, pour avoir l’occasion de vous le dire, je lui ai fabriqué une fable ridicule, dans laquelle il ne joue pas le plus agréable rôle ? Pour vous, comme pour moi, le mieux est de ne rien dire, madame, et d’accepter les événemens tels qu’ils sont.

La jeune femme ne répondit pas ; elle regarda la porte ; notre ami, qui devina sa pensée, mit la main sur la serrure. Le jour baissait, et l’obscurité croissante ajoutait par sa discrétion aux dangers de ce périlleux tête-à-tête. Les objets se fondaient dans l’ombre. Ladislas enhardi n’entrevoyait plus que vaguement le contour de la taille svelte de la belle Polonaise. Au fur et à mesure que la lumière devenait plus indécise, ses sens semblaient acquérir une finesse nouvelle ; il entendait le plus léger frôlement de la robe de soie, et respirait par la croisée ouverte la senteur pénétrante des fleurs dont le jardin était rempli. Il songea à cette matinée où il avait ouvert sa fenêtre : ces parfums étaient les mêmes ; il revit le châle vert et les petits pieds : ce souvenir, ce silence, cette obscurité, son émotion même et le trouble de la jeune femme qu’il devinait, lui donnèrent un accès d’audace. À peine avait-elle eu le temps de dire d’une voix sévère : « Monsieur, ceci est ridicule, laissez-moi sortir, » qu’elle sentit autour de sa taille le bras amoureux du jeune homme. Elle se cambra malgré elle sous cette étreinte soudaine, et rejeta sa tête en arrière. Ladislas, la pressant contre