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Il était, à tout prendre, fort content de sa journée, fort content aussi de lui-même. Les événemens l’avaient servi à merveille, et il avait aidé les événemens, non sans audace. La dernière escarmouche lui semblait décisive, et l’avenir ne lui paraissait pas si désespérant qu’il dût renoncer aux joies du présent. Il dansa donc chez les dames en livrée, il combattit au siége qui fut fait de la maison d’un de ses amis ; je crois même, Dieu me pardonne, que, pour justifier le mensonge fait à M. de Mortemer, il chassa par les rues au grand galop de son cheval, sonnant du cor à pleine poitrine, et criant hallali de toute la force de ses poumons. Ces divertissemens carnavalesques eurent un terme pourtant, et, après avoir dansé, crié, couru, Ladislas songea qu’il était temps de dormir. Alors seulement cette pensée lui vint, qu’il avait donné sa chambre, et qu’il n’avait pas un oreiller où reposer sa tête.

En elle-même, cette pensée n’avait rien de fort inquiétant pour lui, mais elle ramena dans son imagination le souvenir, un instant oublié, de la belle Polonaise. Cette douce et piquante image lui fit regretter ce qu’il venait de faire ; elle le rendit confus, elle lui donna presque un remords. Las du bruit, ramené à de plus délicates idées, à de plus mystérieuses jouissances, il s’éloigna de la foule, et se prit à errer seul et rêveur. La nuit était pure, étoilée, mais sans lune. Au loin, une molle brise pleurait dans la grande forêt silencieuse ; la vaste pelouse, si animée quelques instans auparavant, était déserte à cette heure. On entendait seulement dans le lointain les cris de joie des plus intrépides viveurs et la chanson des promeneurs attardés. L’œil pensif, l’esprit distrait, le cigare à la bouche, Ladislas marchait à pas lents et s’avançait au hasard. Sa bête le ramena, presque à son insu, vers le petit jardin servant d’entrée à la maison qu’il avait habitée et qui renfermait la dame de ses pensées. Arrivé en face de la grille, il s’aperçut que son ancienne chambre était encore éclairée, que la croisée en était ouverte, et bientôt une ombre dont la sveltesse le fit tressaillir lui prouva, en traversant ce petit centre lumineux, que là non plus le sommeil n’avait pas encore pénétré. Caché dans l’ombre et par la grille, l’œil tendu, l’oreille au guet, pouvant tout voir sans être vu, Ladislas se trouvait dans une situation qui d’ordinaire éveille la curiosité des plus indifférens ; la sienne, comme on pense, n’avait pas besoin d’être excitée, et je laisse à deviner combien son attention fut intense bientôt et son immobilité complète. La silhouette qu’il avait entrevue était bien celle de la jeune Polonaise. De moment en moment, la belle inconnue se montrait, traversant l’appartement éclairé. C’était donc sa chambre qu’elle habitait ! Une dernière fois elle apparut, couverte d’un long châle, sans doute le fameux châle vert, et elle vint s’accouder sur le petit balcon formé par la saillie de la croisée. Elle y resta long-temps, les bras croisés, la tête pensive, regardant les étoiles, respirant