Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/364

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

faire aujourd’hui une aristocratie, et admirons la noble idée qu’on se forme de leurs besoins et de leur destinée. M. Proudhon paraît croire qu’une créature humaine a rempli toutes les conditions de sa nature, quand elle a assouvi ses besoins personnels. Il ne voit pas que l’homme est dévoré de la soif d’aimer, du besoin de s’unir à ce qui l’environne ; cet être faible et sublime est ainsi fait qu’il ne peut concentrer sa destinée dans l’instant qui s’écoule ; il veut vivre par le souvenir et par l’espérance ; sa carrière terrestre ne lui suffit pas : il la prolonge en assurant l’avenir de ses enfans ; il la répand en quelque sorte sur ses semblables par d’utiles inventions ; il l’immortalise par la gloire ; enfin, il aspire à Dieu pour fixer à quelque chose d’éternel sa fragile existence. Ces liens qui rattachent l’homme à ce qui l’entoure, à la terre, à ses semblables, au passé et à l’avenir, cela s’appelle la propriété, la famille, la religion, la patrie. M. Proudhon ne connaît rien de cela. L’individu est tout pour lui. Il dissout l’humanité en atomes isolés, comme les autres socialistes la détruisent en condensant toutes les existences réelles dans l’existence fictive de l’état.

Tel est donc le trait commun de toutes ces écoles qui veulent refaire la société ; elles ne connaissent pas la nature humaine. Les uns s’en font une idée si sublime, qu’ils lui proposent l’héroïsme comme sa vertu de tous les jours ; les autres la rabaissent si fort, qu’ils se persuadent qu’elle peut trouver sur la terre la satisfaction de ses immenses désirs ; un autre enfin, l’outrageant plus gravement encore, s’imagine lui avoir assuré toutes les conditions d’une vie parfaite et heureuse, en plaçant une consommation certaine à la suite d’une production accomplie. L’homme de M. Louis Blanc est un stoïcien sublime qui, à chaque instant de sa vie, sans l’élan du champ de bataille, sans les espérances mystiques du cloître, accomplit les actes du plus pur dévouement et immole ses penchans, sa liberté, sa personnalité tout entière, à une abstraction qui s’appelle l’état. L’homme du phalanstère est un être merveilleux, composé d’une multitude de ressorts dont le jeu s’exécute avec un ensemble parfait, et qui assiste dans un état de sérénité angélique à l’accomplissement de tous ses désirs. L’homme de M. Proudhon est une machine à produire et à consommer, calculant ce qu’elle produit et ce qu’elle consomme, parfaitement heureuse si l’équation est exacte, enfermée dans son individualité comme dans un fort impénétrable, ayant rompu tout lien avec la terre et avec ses semblables, sans patrie, sans foyer et sans Dieu.

Comment M. Proudhon, qui se sépare si profondément à beaucoup d’égards des autres socialistes, s’est-il trouvé d’accord avec eux pour soutenir le droit au travail ? On s’explique très bien que les systèmes dont la tendance plus ou moins avouée est d’immoler l’individu à l’état donnent au citoyen, en échange de sa liberté perdue, la certitude de