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vivre, comme la possédaient les esclaves dans l’antiquité et les serfs sous le régime féodal ; mais ce qui peut surprendre, c’est que M. Proudhon, qui connaît le prix de la liberté et qui entend laisser à chaque individu le soin de sa destinée, vienne soutenir que, pour trouver les moyens de vivre, on a le droit de s’adresser à un autre qu’à soi-même.

Le secret de cette contradiction n’est pas difficile à deviner. M. Proudhon s’est servi du droit au travail comme d’une admirable machine de guerre pour battre en brèche l’édifice social. Avec sa sagacité accoutumée, il a vu que le droit au travail avait pour conséquence nécessaire la négation de la propriété, et dès-lors il a cru faire un coup de maître en adoptant le droit au travail comme le mot de ralliement de toutes les écoles socialistes : « Révolution de 1848, s’écrie-t-il, comment te nommes-tu ? Je me nomme le droit au travail. »

Qui pourrait comprendre aujourd’hui, si l’histoire n’était pas là, que ce droit fantastique ait un moment pris place dans la constitution, et qu’une commission composée de tout ce qu’il y a d’esprits éminens et de têtes politiques dans une grande assemblée l’ait accepté des mains du socialisme ?

Il faut dire, pour l’honneur de notre pays, que la question était nouvelle pour un grand nombre d’esprits. C’est au point que plusieurs confondaient le prétendu droit au travail avec ce droit sacré si éloquemment revendiqué par Turgot comme la propriété du pauvre, je veux dire le droit ou la liberté du travail. Certes, la différence est profonde, et il est inutile d’y insister ici après qu’une plume ingénieuse, esquissant dans ce recueil même l’histoire de l’idée du travail, a marqué d’un trait vif et sûr l’intervalle qui sépare le droit imaginé par le socialisme des deux grands principes sur lesquels la religion chrétienne et la révolution française ont à jamais établi le travail : l’une, qui, l’envisageant comme une épreuve imposée à l’homme, le prescrit à tous et le sanctifie ; l’autre, qui, brisant les corporations où il était comprimé sous mille entraves, lui a donné une dignité nouvelle et une fécondité infinie[1]. Mais en vain quelques esprits d’élite avertissaient l’opinion : le droit au travail n’en faisait pas moins son chemin, grace aux prédications socialistes, et aussi grace à cette philanthropie sottement et aveuglément sentimentale qui est une des maladies de notre temps. Ce qui a rompu le charme, il faut bien le dire, ce ne sont pas les argumens des publicistes et des philosophes, c’est quelque chose de plus fort et de plus brutal, je veux dire l’insurrection de juin. Sans cette effroyable leçon, je ne doute pas qu’à la honte éternelle de notre pays, le droit au travail n’eût été inscrit dans la constitution, à côté,

  1. Voyez l’article de M. Saint-Marc Girardin sur l’Histoire du travail. Revue du 15 août 1848.