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premier qui apercevra la baleine une jaquette et des culottes. L’effet de cette promesse est instantané ; le gréement se couvre de matelots. Je soupçonne le capitaine américain d’être plus parcimonieux ; cette parcimonie lui coûtera cher.

Un point noir à peine visible surgit à l’horizon, un cri part de l’extrémité du mât de perroquet du navire anglais : c’est un matelot tahitien qui l’a poussé ; l’œil nu de l’Indien a devancé la longue-vue du capitaine : c’est bien une énorme baleine qui se dirige vers le navire. Un hourra général retentit à bord du Stratford. Pendant qu’on affale à la mer les embarcations (qu’on me passe ces mots techniques), que les hommes se disposent avec ardeur, mais sans confusion, le colosse s’avance toujours, et derrière lui un nuage de toile signale la poursuite de l’Américain. Enfin, les embarcations tombent en retentissant sur la surface de l’eau, les avirons sont bordés, et la chasse commence, chasse d’autant plus intéressante aux yeux des spectateurs restés sur le pont du navire en panne que l’honneur national se mêle à l’excitation de la cupidité. Les embarcations américaines disputent leur proie aux rameurs anglais. C’est un moment de vive anxiété. Pendant que les baleiniers s’approchent avec précaution, le harpon levé, le monstre marin poursuit sa course, en apparence insensible aux efforts de ses ennemis ; puis, arrivé à la distance où la lance va pouvoir se plonger dans son énorme masse, il enfonce sa tête sous les vagues, frappe d’un coup de queue formidable l’eau qui jaillit, et disparaît dans un remous écumeux. Les hardis pêcheurs ne se découragent pas. Ils savent que le plongeon d’une baleine ne dure qu’une demi-heure ou trois quarts d’heure et, que souvent elle suit sous la mer le même chemin qu’à la surface ; mais comme ce n’est pas une règle sans exception, ils interrogent d’un regard inquiet tous les points de l’horizon ; les embarcations ont été hissées de nouveau à bord ou sont traînées à la remorque. Les deux navires luttent de vitesse dans la même direction comme deux chevaux de course. Le capitaine anglais arpente le pont avec une impatience fébrile, et, tout en recommandant à ses hommes « de couvrir de leurs yeux chaque pouce d’eau, » il demande à son maître-d’hôtel un verre de grog pour essayer la chance que lui apportera cette précaution. L’écume continue de blanchir le long des flancs des deux navires qui s’avancent avec une égale vitesse. « Hourra pour la vieille Angleterre (hourra for Old-England) ! » La baleine reparaît au loin, noire et gigantesque comme un navire renversé ; les embarcations volent à sa poursuite ; Anglais, Américains, baleine, se confondent aux yeux du spectateur haletant. Dans trois embarcations différentes, les harponneurs sont immobiles le bras levé ; deux harpons fendent l’air à la fois, la baleine plonge de nouveau, au milieu d’un nuage d’écume, mais elle emporte cette fois le harpon avec elle, et du voile de vapeur sort un canot emporté avec la rapidité d’une locomotive à toute vitesse ; l’officier qui commande le