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cette vision, ce rêve, exhalé des flots bleus du lac du Bourget comme les vapeurs matinales, comme le chœur des sylphes d’Oberon, pouvait former un ouvrage à part, défrayer une confidence tout entière, et que, soumis aux modifications usitées, à cette refonte puissante dont plusieurs des grands écrivains de ce siècle nous ont laissé d’admirables modèles, Raphaël prendrait place auprès de ses douloureux et poétiques aînés.

Qu’on y prenne garde pourtant ! Ces beaux poèmes où de mélancoliques génies ont consigné le secret de leurs émotions, de leurs amours, de leurs tristesses, ont été écrits sous le feu même des passions qui les leur dictaient, et qui sont transportées toutes vivantes dans ces pages immortelles. Pour que le cri soit vrai, pour que l’humanité s’y reconnaisse, pour qu’un siècle en tressaille comme ces forêts de pins où un seul souffle suffit à faire courir mille murmures, il faut que l’ame d’où ce cri s’exhale soit prise sur le fait, au moment même où elle souffre, au moment où, par un mystérieux travail, le mal qui la tourmente gagne, de proche en proche, la génération qui l’écoute. Qu’après cette première explosion, ce premier jet d’une douleur éloquente, l’art arrive avec ses exigences ; qu’il soumette à une élaboration patiente et féconde ce qui ne fut d’abord que le bulletin d’une maladie morale, le procès-verbal d’une blessure, rien de plus légitime, de plus propice à la beauté décisive de l’œuvre ; mais ce que j’ai peine à comprendre, c’est le récit archéologique d’une histoire d’amour, c’est le travail rétrospectif d’une ame long-temps distraite de ses émotions de jeunesse, et qui essaie, après trente ans, de ranimer des cendres refroidies, de ressaisir des traces effacées, de relire, à travers d’innombrables surcharges, le texte primitif de ses juvéniles tendresses. L’écrivain a beau avoir à ses ordres toutes les richesses d’une langue harmonieuse et opulente, il a beau entourer de voiles de pourpre et de bandelettes d’or le romanesque fantôme de ses vingt ans, ce ne sera jamais qu’un fantôme ; il lui donnera l’éclat et la couleur, il ne lui donnera pas la vie. Voilà ce qui me frappe tout d’abord dans Raphaël. Malgré des efforts inouis pour entraîner le lecteur dans les ardentes extases des deux héros, malgré les variations infinies de ce thème inépuisable qu’on appelle l’amour, malgré les prodigieuses spirales par lesquelles le poète fait monter sans cesse de la terre au ciel l’idéale passion de Raphaël et de Julie, pas un cœur ne battra en lisant ces pages, pas une larme ne viendra de l’ame aux paupières, pas un amant ne voudra s’y reconnaître et s’y retrouver. Essayez, après avoir fermé le livre, de vous recueillir en vous-même et de vous retracer les figures qui viennent de passer devant vos regards, vous ne le pourrez pas : le livre ne vous aura laissé que cette espèce d’éblouissement vague et pénible qu’on éprouve après un feu d’artifice. René existe pourtant, et quoiqu’il s’isole, par son génie, de ses frères déshérités, chacun de nous peut se rattacher à lui par quelque secrète et douloureuse affinité. Adolphe aussi a vécu ; il semble que nous le connaissions tous, et qu’il nous ait fait partager avec lui l’incurable ennui de ces passions orageuses qui s’éteignent dans les déchiremens et dans les larmes. Et Roméo ? et Juliette ? et Francesca ? et Paolo ? Qu’a-t-il fallu à Shakspeare et à Dante pour donner un relief impérissable à ces figures adorées, à ces idéales patrones des jeunes et poétiques tendresses ? Quelques vers, quelques mots, quelques silences, les frémissemens de deux cœurs mêlés au souffle du vent, aux pâles clartés du matin. Non, pour être vraie, pour être vivante, pour se communiquer