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Amélie Sedley appartenait à la seconde classe, Rébecca Sharp à la première. O mon ami le célibataire qui me lisez, prenez-y garde ; c’est chose digne qu’on y pense. Les deux classes ont leurs inconvéniens ; arrangez-vous de la seconde, si vous m’en croyez ; c’est l’avis de M. Thackeray, et c’est aussi le mien. Chacun de nous dans ce monde possède son mobile spécial et comme son grand ressort. Celui de Rébecca Sharp était l’envie. Elle se comparait toujours et toujours avec douleur. Quand ses grands yeux bleus-verts étaient timidement baissés vers la terre et voilés par les longs cils noirs de ses blanches paupières, ce n’était ni le mariage ni la tendresse, encore moins la poésie, qui l’occupaient si profondément. Quand elle pleurait, ce qui lui arrivait souvent, et qu’on l’entendait sangloter dans sa chambrette, c’était de rage. « Je suis plus distinguée que cette fille de marchand, se disait-elle, et c’est toujours elle que l’on sert la première. On n’a d’yeux que pour cette nièce de pair qui est bossue, et l’on ne me regarde pas, moi qui suis bien prise dans ma petite taille ! » Son faible cœur battait sous le corset avec des pulsations diaboliques ; des sentimens d’Attila torturaient la petite fille.

Les Anglais, il faut le dire en l’honneur de leur ingénuité, se sont formalisés et même révoltés contre Rébecca. Un caractère tel que le sien est beaucoup moins commun en Angleterre et en Allemagne que dans ces vieux pays civilisés qui n’ont plus rien à apprendre, et dont toutes les études sont depuis long-temps achevées. Les Italiennes contemporaines du Tasse et de l’Arioste fournissaient déjà plus d’un exemple de ce suprême et redoutable raffinement des facultés féminines dont Lucrèce Borgia et Catherine de Médicis sont deux échantillons splendides. Passons maintenant en revue, pour l’intelligence de notre histoire, les autres personnages qui composent chacune des trois familles, personnages nombreux et variés. Le plus aimable et le plus complètement féminin est Amélie, fille de Sedley le négociant et le banquier, sœur du nabab Joseph, que je vous ai montré déjà. Douce Amélie, vous n’êtes pas une héroïne, vous, encore moins une ame violente ou une femme virile, et que Dieu vous bénisse. Vous aimez tendrement, follement, naïvement, comme il faut aimer ; vous serez punie, puisque c’est le décret originel et inexorable ; — écrasée et éclipsée par l’intrigante, négligée par l’objet de votre sincère et profonde tendresse, un peu ridicule même aux yeux de ces brillans et de ces pervers. — Pauvre chrétienne, votre sort est le sort de tous les jours ; — c’est le commentaire familier de l’Évangile, éternelle glose qui ne cesse pas de se dérouler ici-bas.

Amélie a été élevée par une mère excellente et bornée, sous les yeux d’un père tout occupé de ses affaires et d’une probité rigoureuse. Imaginez un de ces visages dont l’ovale délicat et affiné par le bas