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Emporté par ses généreuses espérances, Lessing n’avait pas tenu compte de ces obstacles ; il se sentit bientôt arrêté, et cette Dramaturgie commencée avec un si juvénile enthousiasme se termine par des paroles de doute et de découragement. « Plaisante bonhomie ! s’écrie amèrement le critique ; singulière innocence, en vérité ! vouloir donner aux Allemands un théâtre national, quand les Allemands ne sont pas encore une nation ! » Ces paroles de Lessing sont le point de départ de Louis Boerne : il abandonne la cause de Shakspeare pour ne plus voir que cette seule question, bien autrement sérieuse, en effet, les rapports de la poésie dramatique avec le sentiment national. Goethe et Schiller, par un miracle de leur génie, avaient créé pendant quelque temps cette unité de la patrie allemande ; séparés dans le domaine des faits, divisés par des intérêts hostiles et des complications séculaires, les peuples germaniques avaient trouvé dans les inventions des poètes une sorte d’unité idéale qui les consolait des misères de ce monde. Consolation bien fugitive, hélas ! cette communauté de sentimens, provoquée un instant par des chefs-d’œuvre, tendait sans cesse à se dissoudre, et, au lieu de seconder les poètes, elle n’existait que par eux. Après les drames de Goethe et de Schiller, la scène allemande redevint la proie des imitateurs, et ces grandes inspirations que le génie des deux maîtres avait puisées dans la conscience de la patrie firent place aux vulgaires influences des petites cours, à l’étroit esprit des résidences provinciales. C’est alors que parut Louis Boerne.

On voit comment l’ardent novateur put se résigner sans peine à la critique des théâtres ; il y poursuivait un but digne de lui. Ne vous étonnez pas de le trouver aux prises avec des milliers de compositions sans valeur, avec les drames et les vaudevilles des fournisseurs brevetés ; soyez sûr qu’il ne perd pas son temps, et que, s’il condamne sa ferme intelligence à ce métier de manœuvre, il sait bien quels sérieux services il va rendre. Il a indiqué lui-même, dans des pages d’une mélancolique gaieté, la signification profonde de ces feuilles légères :


« La nuit critique de l’Allemagne était venue, les gardes, assis auprès de son lit, secouaient tristement la tête, les vieilles tantes faisaient des grimaces lamentables, et l’on ne mouchait plus les chandelles. Or, le malade se dressa tout à coup, se mit sur son séant, et, jetant les yeux autour de lui, il s’écria : où suis-je ? — Dans votre ancienne demeure, auprès de vos chers parens, répondit le médecin, tout transporté, et l’orgueil du triomphe sur le visage. Une transpiration bienfaisante s’était déclarée, le délire de la fièvre avait cessé, le pouls était régulier comme autrefois, et la santé revenait plus rapidement qu’elle n’avait disparu. Le convalescent eut encore plusieurs jours de faiblesse, mais il souriait avec béatitude, tout le charmait, tout le rendait heureux. Bientôt le cousin Michel fut tout-à-fait sur pied, il se tailla douze douzaines de plumes neuves, et mangea le soir sa salade de pommes de terre. Quelque temps après,