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le testament qu’il avait écrit par crainte de la mort fut déchiré ; tout devait rester dans l’ancien état. Quelques jours encore s’étant écoulés, les gardes vinrent complimenter Michel en lui rappelant cette belle redingote bleue qu’il avait promis de leur donner, s’il recouvrait la vie ; mais il se moqua de ces bonnes gens : il est bien possible, dit-il, que j’aie prononcé de sottes paroles pendant la fièvre et fait de ridicules promesses…

« Ah ! c’était là le beau temps. Je n’ai pas pris part, je l’avoue, à la guerre de délivrance, — je n’avais pour cela ni la vigueur du corps ni la foi suffisante, — mais j’ai donné, moi aussi, quelques petites entorses aux Français. D’un emploi de police dans un état de la confédération du Rhin, j’étais passé, sans changer de siége et de plume, à un emploi de police dans un état de la confédération germanique. Autrefois, j’avais écrit des lettres soumises et empressées dans toutes les directions pour faire épier de pauvres jeunes Allemands poursuivis comme réfractaires et les livrer à l’administration française ; maintenant, j’écrivais des lettres encore plus empressées et plus soumises pour faire saisir comme traîtres à la patrie de vieux Allemands qui témoignaient de l’amour et de l’admiration à Napoléon et les livrer à l’administration allemande. Un jour, on arrêta un de ces pauvres diables, et je dus le contraindre, sur l’ordre de mes chefs, à se mettre en chemise devant moi, afin d’examiner s’il ne s’était pas tatoué les trois couleurs. Je ne trouvai rien ; je déclarai que tout allait pour le mieux, et que l’Allemagne était réellement libre. Sur ce, l’on me signifia mon congé. Je fis alors du patriotisme privé, je publiai un journal que j’appelai la Balance. Par le ciel ! poids ni balance ne me manquaient, mais je n’avais rien à peser. Le peuple ne vendait plus, le marché était désert ; quant au petit peuple d’en haut, il faisait le commerce du vent, de l’air, et autres choses impondérables. Mon embarras était grand. Le journal était annoncé, l’imprimerie fonctionnait, on avait déjà encaissé l’argent des souscripteurs, et je ne savais comment tenir ma promesse. Alors un enrolé volontaire, qui avait bien gagné sa vie, et qui, pour ne pas mourir de faim, avait été obligé de se faire comédien, me conseilla d’écrire sur le théâtre. Le conseil était bon, je le suivis. Je m’affublai d’une vénérable perruque, et, comme un juré, je prononçai selon ma conscience. Pour les règles, je ne m’en souciais guère et ne les connaissais même pas. Ce qu’Aristote, Schlegel, Tieck, Müllner, ont ordonné ou interdit à l’art dramatique, je l’ignorais absolument. J’étais un critique original, etc… »


Quelle tristesse dans cette plaisanterie ! Cette balance vide, ce journal sans articles, cette plume taillée qui ne sait que dire, comme cela représente bien l’Allemagne après ses désastreuses victoires de 1815 ! Cependant tout est prêt : le journal est annoncé, les abonnés attendent ; que faire ? Parlons du théâtre s’il n’y a plus que cela qui vive encore chez les vainqueurs de Waterloo. Mais quoi ! Le théâtre vivrait dans une société sans énergie ! Ce peuple qui ne connaît pas le présent, qui tourne le dos à l’avenir ce peuple indifférent aux intérêts de la patrie et aux conquêtes de la liberté, produirait des poètes dramatiques ! N’est-ce pas blasphémer l’art de Sophocle ? C’est ainsi qu’au milieu du dilettantisme littéraire, en face des ingénieuses dissertations de Louis Tieck et