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dans des régions inaccessibles et refuser à ses frères les consolations du génie ? Consoler et éclairer les peuples, les relever de leur abaissement, n’est-ce pas le privilège des poètes ? Tel est le sens de cette polémique irritée, de ces reproches cruels, injustes et formulés si amèrement. Je ne suis pas de ceux qui enveniment, par des interprétations fausses, cette lutte du publiciste et du poète. On n’ignore pas que M. Wolfgang Menzel, dans son teutonisme insensé, fait un crime à Goethe de son impartialité cosmopolite et de l’élévation de son art ; Louis Boerne, nous le verrons tout à l’heure, ne combat pas sous l’étroite bannière de M. Menzel. Il ne perd pas son temps, comme le sophiste de Stuttgard, à disséquer perfidement toutes les œuvres du grand poète, à rechercher les emprunts, les imitations, à noter les influences secrètes auxquelles l’artiste le plus indépendant ne se soustrait jamais, et finalement à nier le génie du maître. Ce génie, ces facultés, il les reconnaît tout le premier, mais il lui en demande compte. « Moi l’honorer ! s’écrie-t-il en appliquant au poète les beaux vers de son Prométhée ; moi ! que je te rende hommage ! et pourquoi ? As-tu jamais adouci les souffrances des opprimés ? as-tu séché les larmes des malheureux ? »

Ich dich ehren wofür ?
Hast du die Schmerzen gelindert
Je des Beladenen ?
Hast du die Thraenen gestillet
Je des Geaengstigten ?


Ces beaux vers contiennent la véritable pensée de Louis Boerne dans ses rapports avec Goethe. Un des plus récens, un des plus ingénieux commentateurs de Goethe, M. Rosenkranz, a finement remarqué le caractère admiratif des accusations de Louis Boerne, et combien elles attestent chez le publiciste une foi sans bornes dans l’autorité du poète. Ce ne sont pas des critiques dénigrantes comme les invectives de M. Menzel, ce sont des pétitions hautaines. Louis Boerne demande à Goethe le soulagement des maux de la patrie, les réformes promises, les institutions libérales. Prince de la poésie et de l’intelligence, c’est Goethe qui doit répondre pour les souverains de l’Allemagne. Goethe ne l’a pas voulu ; il a détourné les yeux, il a craint que les maux de ses concitoyens ne troublassent la majesté souveraine de sa pensée, et il s’et réfugié dans un sanctuaire où les bruits du siècle n’arrivaient pas : c’est là que l’ont poursuivi les flèches rapides de Louis Boerne.

Quel est donc le poète préféré de l’éminent critique ? Sans doute le généreux enthousiasme de Schiller convient mieux à Louis Boerne que la froideur de Goethe ; mais tout ne lui plaît pas cependant chez l’auteur de Don Carlos, et, si les instincts de son cœur sont satisfaits, sa