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prêts à soupçonner l’ironie sous votre curiosité. Les traditions sont de pauvres orphelines adoptées par le peuple, et qu’il aime d’une tendresse ombrageuse. Quand vous demandez à les voir, il a toujours peur d’en rougir. Aussi faut-il apprivoiser les conteurs comme on apprivoise tous les pères, en caressant leurs enfans. Sûrs enfin de votre bonne volonté ils s’enhardissent. Seulement, arrivé là, résignez-vous à entendre avec patience ce que vous avez déjà entendu cent fois, à subir l’incohérence des récits sans en demander jamais l’explication (le conteur qu’on interroge se trouble et devient muet), à accepter enfin sans objection ce qui vous est offert. C’est le repas du charbonnier ; on ne sert la bouteille des meilleures occasions qu’à celui qui a commencé par boire bravement la piquette et manger sans grimace le pain noir. Il n’est qu’un moyen d’arriver à cette résignation ; c’est la passion de son œuvre : elle seule peut nous donner la continuité infatigable qui tend l’esprit comme un filet dans tous les courans. La première condition pour trouver une chose est de la chercher partout et d’y rapporter tout le reste. Préoccupé d’un but unique, on arrive alors à la lucidité de ces botanistes qui distinguent sur-le-champ, au milieu des bois, la plante attendue. Comme eux, on reconnaît l’objet de cherche entre mille autres, on le trie du premier coup d’œil, et là même où l’objet n’est pas, on devine des indices de son approche.

C’est surtout dans les campagnes que nous avons essayé de retrouver la tradition populaire. Là, l’isolement des familles, leur vie sédentaire, l’absence d’événemens capables de varier l’entretien, le manque de lecture, doivent nécessairement maintenir l’habitude des récits. La part prise par le paysan à nos dernières révolutions a amené l’histoire au foyer des fermes, mais sans en chasser complètement la fantaisie. Celle-ci paraît seulement près de quitter les vieux domaines des fées, des enchanteurs et des revenans, pour entrer dans la chronique contemporaine. Les épisodes de la république et de l’empire commencent à passer du réel au fantastique. Ainsi de vieux soldats de la retraite de Russie vous raconteront que, le troisième jour de l’incendie de Moscou, la flamme qui dévorait le Kremlin prit tout à coup l’apparence d’un aigle qui grandit d’abord jusqu’aux cieux, jeta un cri, puis retomba en nuages de cendre et de fumée. Un des matelots miraculeusement sauvés lors du naufrage du Vengeur nous a affirmé qu’au moment où le vaisseau commençait à descendre, on vit paraître près du mât d’artimon une femme qui riait en agitant le drapeau tricolore. Il ajoutait que son matelot la lui montra, mais qu’il ne l’aperçut point pour son bonheur, car cette femme était la Mort, et tous ceux qui l’avaient vue périrent dans les flots.

La sérieuse difficulté est donc de trouver les derniers dépositaires des