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plus maître des conséquences de ses actions, que vous voudriez amnistier les froids calculateurs, les théoriciens impitoyables, les joueurs effrénés qui osent déchaîner des forces qu’ils ne pourront plus dompter ! Voilà ce qu’oublie l’école révolutionnaire ce qui fait son immoralité repoussante. Pour nous, partout où il y a des crimes, nous trouvons des coupables. Quand Louis XVI meurt sur l’échafaud, je vois son sang rejaillir jusque sur la lettre perfide que le vertueux Roland écrivit au malheureux roi par un guet-apens prémédité. Lorsque les septembriseurs égorgent les martyrs de l’Abbaye et des Carmes, Vergniaud et ses amis ont beau reculer d’horreur ; le crime de septembre accuse le crime du 10 août. Ne venez pas nous parler de ce criminel anonyme qu’on appelle la fatalité ! Quand on n’a pas fait soi-même la fatalité, on peut du moins toujours refuser d’être son complice. Tous les révolutionnaires ont voulu s’arrêter sur la pente : les girondins après les journées de septembre, Danton et Camille Desmoulins après la mort des girondins, Robespierre lui-même après la mort de Danton. Lorsqu’ils ont reculé, ils n’étaient plus innocens. Ne leur reprochera-t-on pas éternellement de ne pas s’être arrêtés avant d’être coupables ? Quand on affermit ses principes sur cette morale inflexible, on peut, comme le fait M. de Falloux, se dévouer au service de son pays, travailler à la consolidation des conquêtes légitimes de la révolution, apporter un concours énergique au principe d’autorité qui se relève, avec un cœur léger et une volonté forte. Peu de mois avant la révolution de février, dans une esquisse brillante de la marche de la civilisation en France et en Angleterre, M. de Falloux écrivait ces paroles qui respirent une confiance libérale dans l’avenir de la France nouvelle : « Notre époque ne doit pas désespérer d’elle-même, en s’absorbant dans la contemplation douloureuse de ses misères actuelles. Un siècle, comme un homme, ne révèle pas dès l’abord, ne connaît pas toujours lui-même le secret de son avenir définitif, la physionomie distinctive qui lui demeurera attachée dans le souvenir de la postérité. Aucune ambition ne nous est interdite ; pour ne parler que des dernières périodes de notre histoire, qui eût, en 1647, deviné Louis XIV souverain absolu de la France, régulateur de l’Europe, dans l’enfant fugitif qu’on dérobait aux escarmouches de la fronde ? Cent ans plus tard, lorsque la France, avec un enthousiasme qui n’était pas factice décernait à Louis XV le titre de bien-aimé qui eût rêvé 89, 93, et ces immenses intervalles parcourus en si peu d’instans, de Robespierre à Bonaparte, de Bonaparte à Napoléon ? » Je suis convaincu que la crise de l’année dernière n’a point ébranlé la confiance de M. de Falloux dans l’avenir de la France. Quand on sait et quand on croit, on ne calomnie jamais la civilisation. Quand on a des principes sûrs, on ne désespère jamais de son pays.


EUGÈNE FORCADE.