Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/675

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’est pas la forme de gouvernement qui est depuis long-temps connue sous ce nom, car il faut leur en apprendre les rudimens, et, quand il s’agit de l’appliquer, ils alternent entre les moyens révolutionnaires d’une dictature soldatesque et des emprunts déguisés à la monarchie constitutionnelle. Ce n’est pas la domination pure et simple du suffrage universel. Depuis que le suffrage universel a eu l’insolence et l’ingratitude de ne pas toujours répondre à leur appel, il a fort compromis sa bonne renommée républicaine. On parle tout haut de le garder en tutelle et de se donner le temps de faire son éducation. La république est une chose trop précieuse pour qu’on la confie à des populations peu éclairées. Le suffrage universel ne saurait marcher tout seul, il faut le tenir quelque temps encore en lisière. Leur république n’est pas non plus, j’en conviens, la république socialiste, l’ère prétendue de la rénovation sociale, l’insurrection régulière du pauvre contre le riche. Nous connaissons parfaitement bien cette république-là, mélange hideux de chimères et de convoitise, d’idéal fantastique et de réalités brutales. On l’a rencontrée derrière les barricades de juin : les républicains purs lui faisaient tête, et ils y allaient de si grand cœur et ils la mitraillaient si bien, qu’à les voir briser l’oeuf d’une main si ferme, la France leur pardonnait de l’avoir couvé tant d’années. Au moins la république socialiste, on sait ce qu’elle est : elle a une réalité affreuse sans doute, mais sensible : on la comprend et on en frémit ; mais la république dont on nous parle, et au nom de laquelle on frappe aujourd’hui d’indignité les trois quarts de la France et on met en suspicion tous les collèges électoraux, c’est un mot sans signification, c’est une ombre insaisissable : on ne sait ni ce qu’elle est, ni ce qu’elle veut. On ne peut la suivre dans ses brusques retours. Un jour, elle est libéralie, et le lendemain tyrannique ; un jour, elle est insatiable d’impôts et prodigue de dépenses, le lendemain économe jusqu’à compromettre l’intérêt public. Au 24 février, elle était avec les sociétés secrètes contre l’armée ; au 24, juin, elle écrasait les sociétés secrètes par l’armée ; peu s’en est fallu qu’au 29 janvier dernier elle ne tendît de nouveau la main à ses anciens alliés. Elle n’a qu’un symbole visible et qu’une forme extérieure : c’est l’avènement au pouvoir d’une poignée d’hommes. Tout est bien quand ils y sont, tout est mal quand ils n’y sont pas. Ces hommes se croient le droit de mener la France malgré elle, et quoi qu’elle en ait, vers un but qui n’est pas le sien, de la former à une image qu’elle ne connaît pas. La république dans leur pensée, c’est un droit de conquête à eux acquis sur la France, et que nul ne doit leur disputer. Ce mot, que l’un d’eux a prononcé dans un jour de candeur, restera leur condamnation. Le sol de France ne porte pas long-temps de conquérans.


ALBERT DE BROGLIE.