Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/700

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
694
REVUE DES DEUX MONDES.

cependant le bruit que fait le préjugé dans le monde a fini par troubler ton jugement. Te sens-tu faible ? épouse un sot, et fais-toi dévote ! Tu t’ennuieras toujours, mais tu t’affaisseras peu à peu dans une imbécillité qui te tiendra lieu de bonheur. Te sens-tu forte ? Je vais t’initier au grand arcane de la vie, et tu seras réelleipent aussi heureuse qu’une créature humaine peut l’être.

MADELEINE.

Voyons le grand arcane.

ISAAC.

Ma fille, si tu veux en croire un vieillard qui aura cent ans à la verdure prochaine, il n’y a de bonheur au monde que dans le sentiment de la force uni à celui de la puissance. Quiconque dirige ses recherches d’un autre côté perd ses peines et ne trouve que le vide. Quiconque ne peut s’élever à la hauteur de ces sentimens n’est à mes yeux qu’un être vil et digne de sa misère. Or, mignonne, avoir la force, c’est dédaigner toutes les conventions devant lesquelles l’espèce humaine se prosterne dans sa stupidité , ne se souvenant pas que ces fétiches sont l’œuvre de ses mains; avoir la puissance, c’est se rendre maître du maître des hommes : l’argent.

MADELEINE.

Et par quels moyens, s’il vous plaît, religieux vieillard ?

ISAAC.

Par le libre développement des dons naturels que nous tenons du hasard, par leur usage débarrassé de toutes les entraves des préjugés, et ne s’arrêtant qu’aux limites fixées par les lois positives; car il faut respecter la loi. Rien n’est respectable comme un fait. Mais, à côté de la loi, il y a de la marge, et, à moins d’avoir pratiqué comme moi la raison durant près d’un siècle, eh ! eh ! on ne se doute pas, ma fille, de tout ce qu’on peut faire sans être pendu.

MADELEINE.

Et je suppose, docteur, que vous placez Dieu, la vertu et l’honneur parmi les conventions dont il faut au préalable secouer le joug ?

ISAAC.

Les hommes, fillette, ont baptisé du nom de Dieu la peur qu’ils ont de leur ombre, et la peur qu’ils ont, à bon droit, les uns des autres, les vilains ! leur a fait inventer l’honneur et la morale. La loi seule est respectable, parce que c’est un fait, comprends-tu ?… Il est certain qu’on peut gagner une fluxion de poitrine en se mouillant les pieds, et qu’on peut se faire pendre en violant la loi. Eh! eh! le respect de la loi, c’est de l’hygiène.

MADELEINE.

Le mépris, qui n’est pas écrit dans la loi, n’est-il pas un fait aussi , mon père, et un fait qui peut peser bien lourdement sur une tète ?

ISAAC.

Le mépris ! Qu’est-ce que le mépris, sinon l’envie que le faible porte au fort, l’esclave à son maître ? Le mépris de qui ? Connais-tu les hommes ? De tous ceux qui se mettent aux portes, quand je passe, pour crier : Fi ! le juif ! le sorcier ! l’avare !… en est-il un, minette, qui ne me fît un pont de son corps sur le ruisseau de la rue, si j’entr’ouvrais seulement un des sacs entassés dans ma cave ?

MADELEINE.

Ah! vous avez des sacs dans votre cave ?