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RÉDEMPTION. 695 ISAAC , avec force. Dans ma cave, il y a des tonnes d’or... Je te le dis avec cynisme : peu m’im- porte qu’on le sache, puisqu’on ne saura jamais où est ma cave. Je n’en suis pas moins nécessiteux, m’étant fait une loi de ne jamais entamer mon capital; et comme je n’essaie point de lui faire porter d’intérêts, à cause de la mau- vaise foi des hommes et des éventualités du commerce, tu conçois que ma pau- vreté est grande; mais grande aussi est la puissance que je tiens suspendue sur le monde. MADELEINE. Et vous êtes heureux ? ISAAC. Heureux? (Il s’exalte peu à peu en parlant.) De quelle boue immonde est pétri ton cerveau, si tu peux en douter? Se sentir placé par son seul ouvrage à une hauteur où rien d’humain ne vous atteint, et d’où l’on peut verser sur l’huma- nité joie ou misère, bien ou mal à volonté ! Ne devoir sa force qu’à soi-même, et non à de factices combinaisons sociales qu’un jour détruit ! Si je suis heureux? demande- le à l’histoire, demande-le à cette race toujours maudite, toujours persécutée et toujours triomphante, dont je descends! Au-dessus de tous les pou- voirs, plus haut que le roi, plus haut que le prêtre, que vois-tu, toujours et par- tout? Le Juif! le Juif, libre des préjugés aux grands noms sonores, dégagé des superstitions qui enchaînent l’intelligence humaine, le Juif marchant d’un pas ferme à la conquête de l’or, à la conquête du monde. Les bûchers, les chevalets et les bourreaux se sont lassés; le Juif, non ! Les rois et les prêtres s’en vont, mais non le Juif, — jamais le Juif! Penses-tu que je voulusse échanger ce galetas contre le palais impérial? Quand la banqueroute, avant-cou rrière des révolutions, en- tr’ouvre le sol d’un empire, ignores-tu que, si le Juif ne jette son or dans le gouf- fre, le trône y tombe?... Mais tu sais assez ce que l’or peut faire, et tu sais que j’en ai : joins-y la science que j’ai de même, et calcule la somme de mon orgueil. Tu me vois faible de corps; le souffle d’un enfant me renverserait... Eh bien! cette main débile... cette main-là... peut contenir la destruction d’une armée, d’une flotte, d’une ville, à ma fantaisie! Toutes les ondes du ’Danube n’éteindraient pas l’incendie que cette main pourrait allumer dans Vienne, si elle daignait un seul instant s’ouvrir avec colère. (D’une voix calme et brève,) Mais la conscience de ce que je puis me suffit. Être fort et se sentir puissant, te dis-je, voilà tout. Tu m’as demandé un refuge contre l’ennui de vivre, je te l’indique; il n’est accessible qu’aux créatures favorisées du hasard, et tu es de celles-là : tu as ta supériorité comme j’ai la mienne; j’ai la science... tu as la beauté. MADELEINE , après un silence. Vous pouvez avoir raison... Mais, dites-moi , si, arrivé sur ce fier sommet, on s’aperçoit qu’on méprise trop les hommes, pour avoir le moindre plaisir à les dominer? ISAAC Eh! eh! alors... que veux-tu, mignonnette? On s’en va. — Ons’enva,larirette, on s’en va, la rira... Eh! eh! (Tout en chantonnant, il va prendre la cornue sur la fe- nêtre, emplit une petite fiole d’une liqueur noirâtre, puis verse une goutte de cette liqueur dans un verre d’eau.) On s’en va , la rira, où le monde à la ronde, où tout le monde va. (Il appelle son chat.) Ici , mimi, ici, Bélotte... viens, mon minet... .^