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et fonder, en bonne politique, les bases de son crédit. Une maison appartenant à un M. Raggles, fruitier, ancien valet de chambre de mistriss Crawley, tante de Rawdon, s’offrit à la perspicacité de Rébecca : cette maison était située dans le quartier même de l’élégance, au centre de la fashion supérieure, à May-Fair, Curzon-Street. Raggles, élevé chez les Crawley, ne connaissait rien au monde de plus grand, de plus noble, de plus digne d’amour que le château et la famille, le nom et les propriétés les parens et les dépendances de cette race qui lui semblait la sienne et qu’il vénérait depuis le berceau. Mathilde Crawley, la riche voluptueuse, lui avait fait du bien. Rawdon Crawley, le neveu de sa protectrice, lui paraissait un héros. Le diplomate, actuellement chef de la famille, ne pouvait manquer de devenir un jour premier ministre. Le bon Raggles loua donc sa maison, donna ses fournitures, répondit pour les nouveaux occupans, fut leur caution morale, garantit leur solvabilité auprès des fournisseurs, recommanda d’excellens domestiques à mistriss Rawdon, et s’estima le plus heureux des hommes d’avoir trouvé de tels locataires. Les affaires de ce monde ne marchent pas seulement par les réalités, mais par l’opinion, presque toujours mensongère ; notre Machiavel féminin ne l’ignorait pas, et quand la confiance de Raggles eut conquis le carrossier, le tapissier, l’ébéniste, la modiste et le bijoutier, elle fut sûre de résoudre sans peine son problème redoutable : « Vivre dans la splendeur avec zéro de revenu. »

L’estime et l’admiration de Raggles assuraient les fournisseurs ; il fallait mieux que cela. Le mariage de sir Pitt l’aîné avec la jeune héritière de l’un des noms les plus héraldiques du pays offrit à Rébecca le second degré naturel de son élévation ; elle résolut de le franchir. Le billet de faire-part était accompagné d’une lettre solennelle du diplomate, dans laquelle le nouveau monarque de Crawley, maître de tous les revenus que ses neveux, nièces et frères auraient pu réclamer ou attendre, engageait Rawdon, le lieutenant-colonel de dragons, à venir passer avec sa femme quelques mois dans le château paternel. C’était chose tout-à-fait convenable et de bon goût, selon lui, de traiter honorablement les membres d’une famille à laquelle il ne laissait rien. Le lieutenant-colonel n’était qu’à moitié content : « Je vais m’ennuyer dans ce vieux trou, s’écria-t-il, et Pitt est avare comme Harpagon ! » Il alla consulter là-dessus Rébecca, en lui portant sa tasse de chocolat et la lettre, car ce mari complaisant faisait lui-même le chocolat de sa femme et le lui apportait régulièrement tous les matins. Elle était assise devant le miroir, occupée à peigner ses longs cheveux blonds.

— Eh ! vive la joie ! s’écria-t-elle en bondissant de son fauteuil, quand elle eut parcouru l’épître.

— La joie ! dit Rawdon, le plateau à la main, pendant que la petite fée aux yeux verts dansait dans la chambre une polka extraordinaire,